"Il se passe peu ou prou en Centrafrique ce que le Rwanda a connu"
Alors que la France a annoncé un prolongement de l'opération Sangaris, le spécialiste des affaires militaires Pierre Servent souligne la gravité de la situation sur le terrain.
La France va-t-elle s'enliser en Centrafrique ? Après avoir annoncé l'envoi de 400 soldats français supplémentaires pour endiguer les violences, le gouvernement a admis samedi 15 février que l'opération Sangaris va devoir se prolonger au delà des délais initalement prévus.
Pierre Servent est spécialiste en stratégie militaire. Cet expert en matière de défense se déclare inquiet sur la suite de l’intervention. Pour Francetv Info, il décrit la complexité de la situation où la France apparaît décidément bien seule.
Jean-Yves Le Drian, le Ministre de la défense, affirme que "l’intervention française sera plus longue que prévue". En décembre, le chef de l’État lui-même évoquait "une opération rapide". Pourquoi est il si difficile de dire aux français que ce type d’intervention ne peut qu’être de longue durée ?
Pierre Servent : Selon moi, deux raisons expliquent cette incapacité à dire la vérité toute simple. D’abord, notre société a un problème avec la durée. Nous sommes dans la temporalité de l’ultra vitesse. Dans les séries américaines du genre 24 heures chrono, tout va très rapidement et se finit pour le mieux. Désormais, tout se passe comme si un engagement par la force ne pouvait que s’inscrire dans le même registre. Or, dans la vraie vie, les choses ne fonctionnent pas comme cela bien sûr. Nos adversaires qui appartiennent au jihado-terrorisme ont une tout autre perception du temps. En Centrafrique, les problèmes sont très profonds, ils ne peuvent pas être résolus dans un claquement de doigts.
Une autre raison explique la réticence du pouvoir politique à dire clairement les choses. L’opération malienne a été remarquablement conduite. L'opération Serval, au Mali, fut quasiment ce qu’on appelle une "blitzkrieg" (guerre éclair). On peut penser qu’il y a eu un effet Serval sur Sangaris, une sorte d’euphorie où tout semblait possible à court terme. Cette réticence à affirmer la vérité est dommageable. La maturité démocratique de notre pays est une réalité. Nous sommes tous des citoyens capables de comprendre la difficulté des situations internationales, pour peu qu’on explique clairement la complexité des évènements.
Jean-Yves Le Drian reconnaît aussi que "le niveau de haine et de violence est plus important qu’on ne l’imaginait". C’est l’aveu d’une erreur d’appréciation ?
En effet. Les autorités avaient une perception faussée de la réalité. Mais je ne leur jette pas la pierre. Fin novembre, début décembre, des représentants d’ONG (organisations non gouvernementales) eux-mêmes, qui ont pourtant des équipes sur place, n’avaient pas réalisé à quel degré se situe la violence en Centrafrique. Cette férocité va bien au-delà des milices en présence : selon moi, le processus auquel nous assistons dépasse la confrontation entre les ex-rebelles Séléka majoritairement musulmans et les anti-balaka, les milices d’auto-défense chrétiennes.
En fait, personne n’a vu que qu’une bonne partie de la population avait basculé dans une logique de tuerie par prévention ou par vengeance. Il se passe peu ou prou en Centrafrique ce que le Rwanda a connu. C’est ce que j’appelle un génocide de proximité. Au lieu de partir au travail, on s’en va tuer le voisin. La violence est partout, elle est comme disséminée. Il y a la confrontation entre nomades et sédentaires, et entre animistes eux-mêmes. En Centrafrique, la population est avant tout animiste, bien au-delà du clivage musulmans/chrétiens.
La situation est donc particulièrement délicate. Comment les Français peuvent ils réagir ?
C’est en effet très compliqué. L’armée française et les forces africaines de la Misca ont un double défi à relever. D’abord, s’appliquer à mettre en œuvre une sécurité dynamique. C’est à dire bouger rapidement pour empêcher les massacres, bloquer sur le fait les tueurs. Mais une fois cela accompli, il faut mettre en place une sécurité statique. Cela suppose de laisser sur place et en nombre des soldats. Et bien sûr, même avec 400 hommes en plus, c’est impossible. En gros, 7 000 militaires étrangers sont présents sur le terrain, il en faudrait 80 000.
La France n’a plus les moyens d’envoyer d’autres soldats. Or, l’ONU et l’Europe ne se pressent pas pour intervenir davantage. Il faut vaincre la frilosité des Etats-Unis. La France doit tenter de mobiliser l’opinion internationale. Mais l’exercice s’avère très difficile, car les pays qui ne souhaitaient pas intervenir ont encore moins envie de le faire devant la situation actuelle. La faiblesse européenne est particulièrement affligeante.
Sur le terrain, les soldats français ont été parfois critiqués pour leur laxisme, vous partagez ces remarques ?
Je considère qu’ils font un grand travail. L’armée française est intervenue le 7 décembre. Dans les jours précédents, le pays avait connu près de 2000 morts. Sans l’intervention française nous en serions aujourd’hui à 50 000 morts. Les soldats ne sont pas des Robocops ! Il faut leur rendre hommage. Ils supportent un poids psychologique très lourd. Pour la plupart, ils ont autour de 20 ans, et tous les jours ils ont sous les yeux des spectacles de fosse commune avec des corps démembrés… Une horreur quotidienne. Le pays doit être solidaire avec eux.
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