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Du génocide rwandais à Cambrai, le lourd passé d'un vieux colonel

Article rédigé par Gaël Cogné
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Le colonel Laurent Serubuga (date et lieu inconnus). (DR)

A l'occasion de l'ouverture du premier procès en France lié au génocide rwandais, francetv info a retrouvé la trace d'un ancien colonel rwandais vivant en France et accusé d'être impliqué dans le génocide.

- "Monsieur Serubuga ? Le vieil homme aux fines lunettes et à la petite moustache recule d'un pas, décontenancé, au milieu d'une rue détrempée de la périphérie de Cambrai (Nord). Il lui faut quelques secondes pour prendre la parole.

- Non, répond-il, sans conviction, lèvres tremblantes, en inspectant d'un regard affolé les alentours.

- Je sais que vous êtes monsieur Serubuga, et j'aimerais vous parler du Rwanda, du génocide, en 1994. Je suis journaliste.

- Que me voulez-vous ? Pour qui travaillez-vous ? Je ne parlerai qu'en présence de mon avocat, Me Massis. Partez !", dit l'homme aux cheveux blancs en poursuivant son chemin de sa démarche pataude. Il tourne la tête, tend sa main gantée comme pour nous repousser, cherche à fuir de son pas lent dans la lumière froide de la fin d'après-midi de ce lundi 27 janvier jusqu'à se fondre parmi les quelques passants. Silhouette parmi d'autres silhouettes.

Pourtant, ce vieil homme d'allure banale, chaussures de chantier usées, parka et bonnet, vient de loin. Il a connu l'un des plus grands drames de la deuxième moitié du XXe siècle.

Le chef de l'armée rwandaise

En France, son nom n'évoque rien. Mais à 6 000 km de là, dans un petit pays vert au cœur de l'Afrique, il a été une haute personnalité. Au Rwanda, où il est né en 1939, à Giciye (nord), il n'est pas Laurent Serubuga, mais le colonel Serubuga.

Le colonel appartient au cercle des "camarades du 5 juillet", un groupe de onze officiers qui porte au pouvoir Juvénal Habyarimana en 1973. Après ce coup d'Etat, le colonel Serubuga occupe parmi les plus hautes fonctions du nouveau régime. A l'orée des années 1990, il est chef d'état-major adjoint des Forces armées rwandaises (FAR). En clair, il dirige l'armée après le président.

Membre présumé d'un groupe occulte

Dans l'ombre, il est peut-être encore plus puissant. On lui prête d'être un membre de l'Akazu. En kinyarwanda, la langue officielle du Rwanda, "akazu" signifie "petite maison", et désigne un groupe occulte de proches de la famille du président Habyarimana. "Ils constituent non seulement un réseau de pouvoir parallèle dans l'armée, le parti et l'administration, mais aussi un groupe parasite du système économique et financier du pays", écrit la mission d'information sur le Rwanda de l'Assemblée nationale française en 1998. Parmi cette petite élite, Laurent Serubuga est l'"un des akazu les plus puissants", affirme une commission d'enquête parlementaire du Sénat belge, en 1997.

Laurent Serubuga est un homme très puissant et redouté, mais en juin 1992, il se retrouve subitement mis à la retraite par un gouvernement de coalition. Trop "incompétent", affirme le témoin et expert du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Jean-François Dupaquier, contacté par francetv info. Pour l'historienne Alison Des Forges (1), Laurent Serubuga devait son poste à l'Akazu plus qu'à ses "virtuelles compétences militaires".

Il s'évanouit dans la nature après le génocide

Quand le génocide des Tutsis (800 000 morts, selon l'ONU) éclate en avril 1994, le colonel Serubuga est officiellement hors-jeu. Au Rwanda, on retrouve peu de documents de cette période. Mais parmi eux se trouve celui-ci : un message du ministère de la Défense daté du 30 avril, que s'est procuré francetv info. En plein génocide, il propose à Laurent Serubuga et d'autres officiers, "s'ils veulent et se sentent aptes", leur remobilisation.

 

Extrait d'une copie du message envoyé par le ministère de la Défense rwandais, le 30 avril 1994, à plusieurs officiers, dont le colonel Serubuga, en vue de leur remobilisation. (FRANCETV INFO)
 

Deux jours plus tard, le 2 mai, il reprend du service dans une période où se multiplient les massacres à Gisenyi, où il réside.

Quel rôle joue alors cette haute personnalité hutue pendant les trois mois que dure la tragédie ? Sa trace se perd dans la débâcle de juillet 1994. Quand les troupes du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame prennent la capitale, Laurent Serubuga s'est évaporé.

Où se cache-t-il ? A-t-il profité de l'opération française Turquoise pour franchir la frontière avec le Zaïre, comme de nombreux génocidaires ? C'est là qu'un journaliste français retrouve un proche de Laurent Serubuga, le colonel Théoneste Bagosora. Considéré comme l'architecte du génocide, il a été condamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda et se trouve aujourd'hui en prison.

Du Kenya à Strasbourg

En 1996, Laurent Serubuga est mentionné dans la presse. URwandais en exil se confie au journaliste de Libération Stephen Smith. Il dit être tombé sur le colonel en faisant ses courses, au détour d'un rayon, dans un supermarché de Nairobi (Kenya). 

A nouveau, la trace du colonel s'évanouit. Et puis, à la fin des années 1990, se souvient le militant Emmanuel Cattier de la Commission d'enquête citoyenne sur le rôle de la France dans le génocide, "la rumeur a commencé à courir, parmi la communauté rwandaise, qu'il était en France, à Strasbourg. Il y avait des indices". Il serait arrivé dans le pays en 1998.

Plusieurs personnalités rwandaises accusées d'avoir organisé ou participé au génocide ont posé leurs valises en France, sans être véritablement inquiétées. Certains trouvent la France laxiste, ou pour le moins, peu regardante. Agathe Kanziga, l'épouse de l'ancien président Habyarimana, accusée d'être une Hutue extrémiste et d'avoir été à la tête de l'Akazu, n'y vit-elle pas ? Aujourd'hui, 26 plaintes ont été déposées en France. Les chasseurs de génocidaires rwandais Alain et Dafroza Gauthier affirment détenir une liste d'"une vingtaine de noms" supplémentaires, mais ils n'ont pas le temps de documenter eux-mêmes toutes ces plaintes.

Finalement, "on a fini par découvrir que le colonel Serubuga était au foyer de jeunes travailleurs rue de Mâcon, à Strasbourg", se souvient Emmanuel Cattier. Ce dernier est marié à une Rwandaise qui a vu le colonel à Kigali. En 2000, il se rend en personne au foyer pour parler à son directeur, qui lui confirme sa présence : "Je suis tombé sur un gars très au parfum. Il avait été pendant 33 ans au ministère des Affaires étrangères et savait très bien qui était Laurent Serubuga. Il avait passé trois ans au Rwanda". Sa femme voit aussi le colonel. Elle le reconnaît formellement, affirme-t-il.

 

Le foyer strasbourgeois où vivait Laurent Serubuga au début des années 2000, en décembre 2013. (VEIT BLUMELHUBER)

Une première plainte

Le 6 janvier 2000, plusieurs associations portent plainte contre Laurent Serubuga au tribunal de Strasbourg. Mais elles déchantent vite. Le tribunal les déboute pour "défaut de preuve".

Si le tribunal de Strasbourg montre peu d'intérêt pour Laurent Serubuga, d'autres étudient de près son cas. Le vieux colonel semble apprécier la France. Il a demandé un statut de réfugié auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Mais l'organisme se montre sourcilleux. En juin 2002, la Commission des recours des réfugiés (la CRR, qui statue en cas de litige avec l'Ofpra) refuse de lui accorder un statut de réfugié. Dans un arrêt que s'est procuré francetv info, elle lui signifie, après investigation, qu'ayant été chef d'état-major adjoint des armées jusqu'en 1992, il a "à tout le moins couvert de son autorité les exactions nombreuses par cette armée, aussi bien lors des arrestations massives d'octobre 1990, que des massacres de membres de l'ethnie tutsie perpétrés en 1991 et 1992".

Extrait d'un arrêt de la Commission des recours des réfugiés de 2002 concernant Laurent Serubuga. (  FRANCETV INFO )
 

Sur la période du génocide, le colonel dit avoir voulu faire cesser les massacres, quand il a été remobilisé, d'après l'arrêt de la CRR. Mais la commission ne trouve "pas très convaincants" ses arguments. En 1998, l'ancien ambassadeur français au Rwanda (1989-1993) Georges Martres explique à la mission d'information de l'Assemblée nationale que "le Colonel Serubuga, Chef d’état-major adjoint de l’armée rwandaises'était réjoui de l'attaque du FPR [rebelles, en 1990], qui servirait de justification aux massacres des Tutsis". Pas vraiment le profil d'un conciliateur. La CRR conclut qu'il ne peut "nier son appartenance à l'Akazu", ainsi que "son adhésion aux thèses hutues les plus extrémistes et ses liens avec des responsables du génocide".

A défaut d'être un organisateur, le colonel a été, pour Alison Des Forges, un soutien de l'"autodéfense civile". En novembre 1992, relate l'historienne, Laurent Serubuga se trouvait dans une tribune pendant qu'un propagandiste "lançait des diatribes contre les Tutsis et les Hutus dissidents et appelait la population à se soulever et à se défendre". L'autodéfense civile a été le pilier du génocide, et l'une de ses caractéristiques. Les voisins ont tué leurs voisins, machette à la main. C'était un "système qui a mobilisé la population ordinaire dans les tueries des Tutsis", selon Alison Des Forges. Jean-François Dupaquier explique que la défense civile était une véritable "administration du génocide". Pour lui, si Laurent Serubuga a été rappelé pendant le génocide, c'est bien qu'il avait "une certaine compétence en la matière".

Des miliciens hutus assistent à l'évacuation, par les Nations unies, de 400 Tutsis de l'église de la Sainte-Famille, à Kigali, le 13 juin 1994. (ABDELHAK SENNA / AFP)

Fortes de tous ces éléments, les associations redéposent une plainte avec constitution de partie civile à la fin de l'année 2000. Cette fois, ça passe. Une information judiciaire est ouverte.

Arrestation et libération

Mais le dossier ne bouge pas et le vieil homme quitte discrètement Strasbourg. Il faut attendre que, dix ans plus tard, Alain et Dafroza Gauthier se replongent dans le dossier pour qu'il soit retrouvé. Les chasseurs de génocidaires rwandais confient avoir reçu une information sur sa nouvelle adresse : il serait maintenant dans le Nord.

Le Rwanda délivre un mandat d'arrêt international en mai 2013. Laurent Serubuga est retrouvé et arrêté dans un foyer de la région de Cambrai, en juillet 2013. Me Massis, son avocat, réfute les accusations de planification de génocide, et estime qu'il n'y a "aucune preuve".

Trois mois plus tard, la justice française rend un avis défavorable à la demande d'extradition de l'ancien colonel. Motif : le génocide n'était pas puni pénalement lors des faits au Rwanda. Le septuagénaire, qui souffre d'un cancer de la prostate, selon son avocat, est libéré. Le parquet général se pourvoit en cassation. Mercredi 29 janvier, l'avocat général a prôné le rejet du pourvoi du parquet de Douai.

Cambrai

C'est dans un foyer pour démunis, la ferme Gauthier, à Cambrai, que nous avons retrouvé sa trace. L'ancien colonel, qu'aucun journaliste n'a rencontré depuis des dizaines d'années, y vit discrètement, oublié de tous.

Mais lui parler n'est pas chose aisée. Nous nous sommes rendus une première fois à la ferme Gauthier. Mais le nom de Serubuga évoqué, une responsable s'assombrit. "Que voulez-vous ?" Elle s'interpose. Pas question de solliciter un entretien auprès de lui directement. Non, il en va du "secret professionnel", affirme-t-elle. "Vous êtes d'ailleurs sur une propriété privée", lance-t-elle sur un ton accusateur, hésitant à confirmer sa présence. Un employé finit par disparaître dans une maisonnée et revient cinq minutes plus tard. "Il ne veut pas vous parler, voyez avec son avocat." Me Massis n'a jamais donné suite à nos sollicitations.

Au café de l'autre côté de la rue, où quelques habitués sirotent des bières de bon matin, le patron dit bien le connaître, mais il n'est pas disert et se fait soudain mutique. Pourquoi ce silence ? Sourire en coin, il refuse de dire un mot de plus. Les clients tournent le regard vers le fond de leur verre.

Quelques semaines plus tard, retour à Cambrai. La neige tournoie dans le ciel alors qu'il ne fait pas encore jour. Quelques rares silhouettes se hâtent pour s'abriter. Peu de chance que le vieil homme malade quitte son logement par cette tempête. Et puis, dans l'après-midi, la neige s'arrête. Un dernier rayon perce le ciel avant la tombée de la nuit. Et l'on voit apparaître, après des heures d'attente dans le froid de l'habitacle d'une voiture, le vieux colonel emmitouflé qui s'avance lentement, seul. Mais, vingt ans après le génocide, le colonel Serubuga reste toujours mutique.

La silhouette de Laurent Serubuga, à Cambrai (Nord), le 28 janvier 2014. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

(1) Aucun témoin ne doit survivre, éd. Karthala 

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