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Maroc: le pain, indicateur clef de la stabilité politique

«Pour comprendre pourquoi les populations urbaines pauvres du Maroc ne sont pas descendues manifester dans la rue en dépit d’un contexte économique et politique très similaire à celui de leurs voisins, il ne faut pas seulement considérer le pain comme un symbole de mécontentement, mais aussi comme un outil analytique.» Anthropologiste, Katharina Graf s'en explique dans The Conversation.
Article rédigé par Catherine Le Brech
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
​Les Marocains gardent un attachement particulier au pain «maison» traditionnel. (Shutterstock)

 

Lors du Printemps arabe, en 2011, les Égyptiens brandissaient des morceaux de pain en réclamant « du pain, la liberté et la justice sociale ». Depuis la flambée généralisée du prix des denrées alimentaires en 2007-2008 et 2010-2011, la hausse des prix de la nourriture, en particulier sur les produits de base comme le pain, a poussé des citoyens ordinaires à manifester régulièrement leur mécontentement dans l’ensemble des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Le pain y est aussi devenu le symbole de revendications plus larges, pour des conditions de vie dignes et équitables, ainsi que pour une participation effective à la vie politique d’une région souvent marquée par le paternalisme.

Si certains gouvernements se sont effondrés, notamment celui d’Hosni Moubarak en Égypte, d’autres sont toujours en place, comme la monarchie constitutionnelle marocaine. Bien que le Maroc ait été le théâtre de mouvements contestataires, dont celui du « 20 février », à Rabat, quand des manifestants avaient exigé du roi Mohamed VI qu’il renonce à certains pouvoirs, la réforme constitutionnelle de juillet 2011 a contribué à rétablir une certaine stabilité politique.

Des experts en sciences politiques, des économistes et la presse internationale ont livré des analyses pertinentes et identifié les principaux facteurs à l’origine des troubles dans cette région du monde. Toutefois, le point de vue des citoyens ordinaires n’a été que peu pris en compte.

Pour comprendre pourquoi les populations urbaines pauvres du Maroc ne sont pas descendues manifester dans la rue en dépit d’un contexte économique et politique très similaire à celui de leurs voisins, il ne faut pas seulement considérer le pain comme un symbole de mécontentement, mais aussi comme un outil analytique.

Le pain et l’État marocain
Comme dans les pays voisins, le pain est depuis des siècles un élément essentiel à la stabilité politique du Maroc. La monarchie marocaine et ses alliés politiques, souvent désignés sous le nom de makhzen (« entrepôt » ou « grenier à blé »), se sont faits les garants de la sécurité alimentaire : leur pouvoir politique s’appuie sur le stockage de céréales pour faire face aux fréquentes pénuries causées par la sècheresse ou les invasions de criquets pèlerins.

Pain cuit dans un four public à Marrakech.  (Katharina Graf, Author provided)

En 1912, les Français ont établi au Maroc un protectorat qui s’appuyait principalement sur le mythe de l’ancien « grenier à céréales de Rome », et tenté de produire du blé pour l’exporter vers la France. Cependant, depuis son indépendance en 1956, le Maroc n’a cessé d’en importer.

Au cours de cette période, sa population a triplé et la libéralisation de l’économie a fait miroiter une baisse du taux de chômage et une augmentation des revenus. Néanmoins, le pourcentage de jeunes en situation de précarité ou sans-emploi reste élevé, en particulier dans les zones urbaines, où vit aujourd’hui plus de la moitié de la population. De ce fait, et en dépit de la hausse globale du coût des denrées alimentaires, le gouvernement contrôle toujours l’importation, la production et le prix du blé. Le pain reste donc un produit de première nécessité, à forte connotation politique.

Comprendre la production du pain
Afin de déterminer pourquoi la production, la distribution et la consommation de blé restent sous contrôle gouvernemental, et le rôle de cette céréale dans la relative stabilité politique du Maroc, j’étudie toute la chaîne de fabrication du pain, depuis sa consommation jusqu’à sa production. Grâce à une subvention du Fonds Axa pour la Recherche, ce projet ethnographique me mène des foyers pauvres à Marrakech et Beni Mellal jusqu’aux champs environnants, en passant par des boulangeries, des moulins et des marchés ruraux et urbains.

Champs de céréales dans la province d’Al Haouz.  (Katharina Graf, Author provided)

Tout en suivant le parcours des grains de blé et leur transformation en farine puis en pain, j’observe et je participe à l’approvisionnement en grains, j’aide à les moudre et à pétrir le pain. Je recueille également le témoignage de consommateurs, de boulangers, de meuniers, de revendeurs et de fermiers pour relier pratiques culturelles et stratégies politiques.

Faire son pain, un acte constitutif de la culture marocaine
Toutes les familles avec lesquelles j’ai travaillé jusqu’ici préfèrent le pain maison au pain industriel. Afin de gagner davantage, les femmes, qui s’occupent en général de faire la cuisine, cherchent de plus en plus à faire des études et à trouver un emploi salarié. Bien que cette situation leur laisse moins de temps pour préparer les repas, elles s’efforcent toujours de faire leur pain elles-mêmes.

« Le pain maison est indispensable à un déjeuner marocain », m’a-t-on dit et répété. Ce pain est fait avec de l’eau, du sel, du levain et, le plus souvent, deux sortes de farine. On se procure la première sorte auprès de parents qui vivent à la campagne, ou sur les marchés hebdomadaires, sous forme de grains, puis on la transforme en farine complète chez soi. La seconde sorte est achetée directement sous forme de farine blanche. Elle coûte moins cher, grâce à l’encadrement des prix exercé par le gouvernement.

Marché aux céréales hebdomadaire à Beni Mellal.  (Katharina Graf, Author provided)

S’il existe de multiples raisons d’utiliser l’une ou l’autre farine, le choix de mélanger les deux reflète une appréciation globale de la nourriture « maison » dans un contexte de pauvreté et d’urbanisation. Cette nourriture « faite maison » est appelée beldi en arabe marocain, un terme qui désigne aussi le village ou la région natale de quelqu’un. Faire leur pain permet aux nombreux migrants venus des provinces rurales de l’arrière-pays, comme Al Haouz ou Tadla, de rester en lien avec leur milieu d’origine et, par la même occasion, de se faire une place dans leur nouvel environnement, dont les frontières ne cessent de s’étendre.

Dans le même temps, le gouvernement s’assure que la farine blanche reste bon marché grâce à un encadrement des prix. Pour faire leur pain, les Marocains, et les nouveaux citadins pauvres notamment, mélangent cette farine de moindre qualité avec leur farine maison favorite pour la faire durer plus longtemps. À travers cette pratique, ils perpétuent leurs traditions culinaires et culturelles et contribuent ainsi à façonner le système alimentaire marocain.

La fabrication du pain comme indicateur de stabilité politique
D’après les éléments dont on dispose, il semble que les autres sociétés urbaines du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord aient en majorité cessé de fabriquer leur farine et de faire du pain maison. Au Caire, par exemple, le pain balady, équivalent égyptien du beldi marocain, est industriel et subventionné par l’État.


Le pain maison est un bon indicateur de stabilité politique et sociale dans les pays d’Afrique du Nord. (Katharina Graf, Author provided)

En poussant plus loin la comparaison, on pourrait dire qu’en Égypte, les citadins pauvres ne contribuent plus à la fabrication de leur aliment de base et, par extension, que leur participation culturelle, économique et politique à la vie du pays était plus faible que celle des Marocains quand ils sont descendus dans les rues en 2011. À l’inverse, en faisant leur pain et en s’attachant à préserver un repère culturel central, les nouveaux citadins pauvres du Maroc prennent une part active au maintien de la relative stabilité économique et politique du pays.

Les prix des denrées alimentaires étant susceptibles de continuer à fluctuer dans les années à venir, le gouvernement devra s’atteler sérieusement à la tâche de combiner réformes économiques et nécessité de garantir la sécurité alimentaire, tout particulièrement en milieu urbain.


Katharina Graf, Anthropologist, SOAS, University of London

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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