"En Libye, les accidents de la route sont des tueurs silencieux"
Les accidents de la route y tuent plus que les armes. Véhicules vétustes, infrastructure délabrée, non-respect des règles de circulation... les routes libyennes sont à l'image du chaos qui règne dans le pays depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011.
"Plusieurs voitures sont ici depuis des années car leurs conducteurs sont toujours en détention" et ne peuvent pas les récupérer, explique à l'AFP Mohamad Ahmad, gardien du parc de Tariq al-Sikka à Tripoli. Outre le bilan humain, un accident de la route en Libye peut en effet coûter très cher au conducteur, qu'il soit fautif ou non. Dans ce parc le spectacle est désolant. Les carcasses des voitures accidentées s'entassent par centaines. Certaines portent encore des traces de sang. A l'intérieur, des chaussures dépareillées ou des lambeaux de vêtements, probablement arrachés à la hâte par les secouristes.
D'après le droit libyen, lorsqu'une personne cause accidentellement la mort d'autrui, elle reste incarcérée tant que les ayants droit n'ont pas pardonné au conducteur ou accepté la "diya" (le prix du sang), soit une compensation proposée en échange de l'abandon des poursuites pénales. Dans certains cas, les familles des victimes exigent des sommes exorbitantes, quand elles veulent que le conducteur reste emprisonné.
La Direction de la circulation et des permis (DCP) a recensé 4115 accidents de la route en 2018, qui ont fait 2500 morts sur un total de 5668 victimes. "La Libye détient le record (du monde) du nombre d'accidents mortels par rapport à sa population" d'un peu plus de six millions d'habitants, affirme le colonel Abdelnasser Ellafi, porte-parole de la DCP.
Le parc automobile explose
Le bilan des morts dans les accidents routiers est bien supérieur à celui des personnes tuées par des armes – quelques centaines par an – dans ce pays en proie à l'insécurité et aux violences entre milices ou tribus rivales. Et la vitesse excessive est la première fautive. En Libye, où le prix du carburant est subventionné, un litre d'essence revient à 0,10 dollar : c'est moins cher que l'eau minérale et cela encourage les particuliers à importer de grosses cylindrées non adaptées à une infrastructure vétuste, déplore-t-on à la DCP.
"Certaines routes n'ont pas été réparées depuis 60 ans", indique à l'AFP le général Mohamad Hadiya, chef de la DCP, dans son bureau du centre de Tripoli. Selon lui, le réseau routier n'est pas adapté à un parc automobile qui explose. Rien qu'à Tripoli, le nombre de voitures privées a plus que triplé en près d'une décennie, passant de 600 000 en 2010 à deux millions en 2019. Et si l'on inclut les taxis et minibus des transports urbains et de la fonction publique, Tripoli compte même trois millions de véhicules, pour deux millions d'habitants. Au total, plus de 4,5 millions de véhicules circulent en Libye, selon la DCP. Depuis 2011, plusieurs commerçants ont profité de l'anarchie pour inonder le marché avec des voitures peu chères et souvent pas aux normes.
Pour tenter de limiter la casse, les autorités ont interdit depuis février l'importation de véhicules âgés de plus de dix ans, se félicite M. Hadiya.
"Aucun respect"
Elles ont aussi, pour la première fois depuis des années, alloué dans le budget 2019 un important financement à l'entretien du réseau routier. "Les routes sont systématiquement inondées après les pluies, qui dégradent encore plus leur état. Des ponts devenus impraticables ont besoin d'une maintenance urgente", explique M. Ellafi.
Selon la DCP, des campagnes de prévention et des patrouilles sont menées pour sensibiliser les citoyens. "La présence permanente d'agents de la circulation sur les routes est aussi un facteur dissuasif", estime le général Hadiya. Mais depuis 2011, ces agents se font discrets par crainte de représailles, dans un pays où les armes prolifèrent parmi la population. Leur rôle se limite souvent à organiser la circulation.
La place des Martyrs, dans le centre de la capitale, est quotidiennement bloquée, notamment à cause de véhicules garés de façon anarchique. "Les jeunes n'ont aucun respect pour les agents de la circulation, ils savent qu'ils ne seront pas sanctionnés", déplore Ahmad Rajab, 35 ans, en garant son 4x4 dans un endroit interdit sous les yeux d'un policier. "Mais il ne faudrait pas rejeter la faute sur les conducteurs. Regardez l'état des routes délabrées, l'absence de panneaux de signalisation ou d'éclairage", ajoute-t-il, victime lui-même d'un accident qui lui a laissé un handicap au pied. "Je conduisais de nuit sur une route non éclairée à l'est de Tripoli et j'ai percuté un poteau penché sur la voie rapide", raconte-t-il. "En Libye, les accidents de la route sont des tueurs silencieux."
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