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Sofia Djama et Nadia Kaci invitent à «parler» de la décennie noire en Algérie
«Les Bienheureux» de l'Algérienne Sofia Djama est l'un des films en compétition pour la 39e édition du festival Cinemed (Festival international Cinéma méditerranéen Montpellier), qui démarre le 20 octobre 2017. La cinéaste et l'actrice Nadia Kaci, qui incarne son héroïne, évoquent à la fois l'Algérie d'après guerre civile et celle d'aujourd'hui. Géopolis les a rencontrées début octobre à Namur.
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Alger, 2008. Le couple formé par Amal (Nadia Kaci) et Samir (Sami Bouajila) a décidé de célébrer son 20e anniversaire de mariage dans un restaurant. A travers ce couple, leur fils Fahim et ses amis Feriel et Reda, ce sont les traumas d’une Algérie dix ans après la guerre civile que la cinéaste Sofia Djama revisite dans son premier long métrage. Bayard de la première œuvre de fiction du 32e Festival international du film francophone de Namur, «Les Bienheureux», en compétition au Cinemed, a également été primé dans la section Orizzonti (Horizons) de la 74e Mostra de Venise.
«Les Bienheureux» pose une lancinante question: rester en Algérie ou partir. Et le film semble avoir une réponse assez définitive via le personnage d’Amal. Quelle est votre réponse à cette interrogation?
Nadia Kaci: On fait en fonction de son énergie, de ses capacités et de ses possibilités. Le monde est vaste pour ceux qui veulent partir. Ceux qui ont envie de rester et de reconstruire, c’est magnifique. Il faut faire en fonction de ce qu’on peut et c’est déjà pas mal.
Sofia Djama: Au-delà du film, je suis de celles et ceux qui pensent aussi que le monde est vaste, que l’humanité a commencé par un mouvement. Le départ est important parce que c’est aller à la rencontre de quelque chose de différent, pour peut-être revenir ensuite, plus enrichi, vers son point de départ. Moi, j’ai trouvé mon équilibre en décidant de vivre entre deux pays: la France et l’Algérie, Paris et Alger.
Le personnage d’Amal décide plutôt de rompre avec sa situation. Néanmoins, elle a un regard très tendre sur cette ville qu'est Alger, qui est un personnage à part entière du film. En définitive, ce n'est pas avec le pays qu'Amal rompt. Car il fait partie d’elle: il l'a construite, l’a rendue forte, mise en colère et lui a appris la résistance.
Tous les cinéastes algériens, ou presque, ont évoqué cette décennie noire dans leurs œuvres. Ce n’est pas un sujet facile parce que particulièrement sensible. N’avez-vous pas eu peur de vous y attaquer pour votre premier long métrage?
SD: Ça fait partie de nous, ça a eu un impact sur nos vies. Est-ce que j’ai eu peur? Je ne comprends même pas la question. Je n’y ai même pas pensé. C’est un réflexe. Je crois énormément aux obsessions. C’est peut-être l’obsession de tous les cinéastes algériens. Néanmoins, mon obsession, c’est d'abord Alger. J’adore cette ville et je la filmerai encore.
NK: Dans une première œuvre, on parle de quelque chose de très intime et on ne se pose pas la question de savoir si c’est difficile ou pas à raconter. On a juste envie de livrer quelque chose qui nous est très personnel. On parle de nos traumas, de ce qui nous a le plus marqué… Les premières œuvres sont celles de l’intime.
Votre film renvoie, encore une fois, à l’idée que l’Algérie aurait besoin d’une thérapie de groupe pour tenter de faire le difficile deuil de cette période de son histoire. Mais cette démarche semble impossible parce que personne ne veut en parler. Que faudrait-il faire pour mettre l’Algérie sur la voie de la guérison?
SD: Justement, en parler! Regarder les choses bien en face, reconnaître que cela fait partie de notre histoire contemporaine, fabriquer des images, de la littérature… Pendant la guerre civile, il y e eu une grosse production littéraire. En revanche, il y a eu un peu moins d’images. Aujourd’hui, c’est comme si on se réveillait, et la démocratisation des moyens techniques est un atout dans ce sens, c’est comme si on avait atteint la maturité, pris assez de recul pour pouvoir produire des images de façon plus sereine. J’ai éprouvé de la sérénité en écrivant, en filmant et en racontant cette histoire parce qu’il me semble que j’avais assez de recul.
Il est vrai que je n’ai pas souffert dans ma chair comme de nombreux Algériens. A l’instar d’Anissa Zouani qui apparaît dans une scène au cimetière où les survivants rendent hommage aux victimes de leur famille. Dans la vraie vie, elle rend hommage à sa sœur, une fois par an. Ces personnes-là le ressentent autrement parce qu’elles se battent pour qu’il y ait une reconnaissance formelle de la guerre civile et de ses victimes comme martyrs de la Nation. Car ces femmes et ces hommes qui ont résisté le sont. On a égorgé des jeunes filles pour l’exemple parce qu’elles avaient eu le courage de continuer à aller au lycée. Fait extraordinaire, pendant la guerre civile, les institutions ont continué à fonctionner. Il fallait trouver la ressource et le courage pour continuer.
Plus concrètement, il faut que cette période soit enseignée dans les manuels d’Histoire en Algérie. C’est très important. Il y a aujourd’hui un débat sur ces images diffusées à la télévision algérienne montrant des corps mutilés, massacrés pendant la guerre. La démarche est totalement inutile car ces images choquent et posent le problème du respect dû aux familles des victimes qui voient leurs proches ainsi exposés...
NK: Alors même que des mots n’ont pas été mis sur ces traumas. On n’a pas parlé aux gens. On ne leur a pas permis non plus de parler.
Il faudrait une sorte de commission vérité-réconciliation?
SD: Il s’agit surtout de donner la parole aux gens dans un cadre extrêmement respectueux des conséquences du traumatisme subi, les accompagner psychologiquement. Beaucoup de victimes de la guerre civile sont en situation de stress post-traumatique, ont des problèmes de santé, n’arrivent plus à travailler, ont des problèmes d'intégration sociale... Ce sont des personnes abîmées. On ne peut pas continuer à ne pas leur donner la parole.
NK: En lieu et place de cette possibilité de s’exprimer, il y a du déni. Et il n’y a rien de plus rageant. Le déni est malsain, il rend malade. C’est d’une grande perversité.
SD: Le déni permet aussi la récupération politique. On n’a pas réglé le problème de l’intégrisme en Algérie. Aujourd’hui, la question religieuse est vidée de son aspect spirituel. La société algérienne est devenue dogmatique alors qu’elle avait un rapport traditionnel à la religion, serein, empreint de spiritualité… Nous avons même perdu des rites traditionnels qui ont été interdits par des mouvements salafistes ou wahhabites. Le chercheur algérien Mohammed Arkoun parlait de la sacralisation de l'ignorance, de son institutionnalisation. C'est ce qui se passe aujourd'hui en Algérie.
On a vidé le corpus religieux de sa dimension philosophique et spirituelle. Le personnage de Reda a un rapport très sain avec la religion et il souligne bien que ce n'est pas antinomique avec la vie. C'est cela qu'il faut réhabiliter en Algérie. Il y a des tentatives de la part, entre autres, du ministère des Affaires religieuses. Mais il est confronté à la bigoterie et aux courants wahhabites et salafistes qui sont très fortement actifs dans le pays. La réalité, c'est que l'Etat essaie aujourd'hui de réparer quelque chose qu'il a permis.
Comment?
SD: Pendant des années, il y a eu des prêches violents. Pourtant, les imams sont des fonctionnaires de l'Etat et les mosquées régies par des lois. Il y avait donc moyen de contrôler ces discours.
NK: Et à chaque fois qu'il y a une catastrophe, des tremblements de terre, la situation est utilisée pour attiser les haines. Les imams dans les mosquées tiennent des discours complètement haineux. Ils terrorisent la société. Et évidemment, les femmes sont montrées du doigt en premier.
Les femmes sont abîmés et les jeunes aussi. Ces derniers sont aujourd'hui les premières victimes des mouvements wahhabites. En 2008, la période pendant laquelle se situe votre film, il n’y avait pas d’embellie pour les jeunes. Aujourd’hui, l'horizon ne semble guère s'être éclairci pour eux...
NK: Les femmes sont abîmées, les hommes le sont, tout comme les enfants. C'est toute la société qui est concernée.
SD: Il y a un problème de perspective. Mais en même temps, les jeunes essaient de trouver leur territoire. Feriel, l’un des personnages du film, est dans la résistance. Elle gère sa vie comme elle peut. Son père la laisse vivre sa vie de jeune femme même s’il a peur. Un parent, ça a peur. L'Algérie est un terrain où les gens ont peur et les peurs génèrent des frustrations. Et les frustrations de la violence.
Pourquoi «Les Bienheureux»?
SD: Il y a bien évidemment de l’ironie, mais aussi une promesse dans ce titre. Et comme je crois au mouvement, je pense que l’Algérie est condamnée à s’ouvrir au monde et à elle-même. J’ai envie de prêcher l’optimisme pour ce pays.
Comment avez-vous abordé le personnage d’Amal, une femme à la fois désabusée et très déterminée?
NK: J’ai lu la première mouture du scénario et de la nouvelle écrite par Sofia, Un verre de trop, dont le film est une adaptation. Nous avons beaucoup parlé du personnage d’Amal avec Sofia, souvent de façon très informelle, autour du thé. On parlait de la vie en général et pas que du film ou du personnage. J’ai quitté l’Algérie en 1993, pas parce que j’étais menacée mais parce que je ne supportais plus les pressions que l’on peut subir en tant que femme. Cela devient étouffant. Je n'avais plus envie de vivre dans cette hypocrisie que l’on peut développer quand on n'est plus en osmose avec la société dans laquelle on vit.
Cependant, je connais l’Algérie des années 80 et 90. Je me suis également nourrie de discussions, notamment avec un responsable des patriotes algériens – des civils qui ont pris les armes pour défendre leur région contre les islamistes pendant la guerre civile – qui m’a raconté comment leur vie était organisée.
SD: Amal est un personnage qui s'inspire aussi de ce que Nadia a vécu. On a souvent condamné les personnes qui sont parties dans les années 90 vers la France, au Canada ou ailleurs. On leur enlevé la légitimité de leur «algérianité». Ils n’étaient plus Algériens. On a considéré qu’ils avaient choisi de partir alors qu’ils n’avaient justement pas le choix: il fallait partir. Mais ni ceux qui sont restés ni ceux qui sont partis n'ont tort. Chacun a essayé de se protéger comme il le pouvait.
Fallait-il rester ou partir durant la guerre? C’est aussi effectivement le grand débat au sein du couple Amal-Samir…
NK: Il y a eu une mise à distance qui a protégé ceux qui sont partis et qui leur a permis de se délivrer des vieux traumas.
SD: Les personnes qui ont quitté le pays, puis y sont revenues, se sont davantage réconciliées avec l'Algérie. Deux décennies après, elles la regardent avec plus de recul et de sérénité, parfois avec plus de clairvoyance et d’optimisme. Peut-être parce qu’elles sont plus attentives aux petits mouvements et évolutions qui traversent la société et que l’on ne perçoit pas forcément quand on y est resté. Elles ont un regard moins cynique. Et le cynisme est une source d’immobilisme. Il n’y a rien de pire pour une société que d’être dans un cynisme constant.
Les Bienheureux de Sofia Djama, avec Sami Bouajila et Nadia Kaci
Sortie française: 13 décembre 2017
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