Tunisie: 34 ans après, les victimes des «émeutes du pain» témoignent
Les victimes des «émeutes du pain» n'ont pas oublié. Si le drame est commémoré le 3 janvier, en Tunisie, la crise débute le 23 décembre 1983, quand le Fonds Monétaire International (FMI) exige du pays un plan d'austérité censé réduire la dette publique, creusée par la baisse des revenus du pétrole. Le gouvernement tunisien décide alors de cibler les produits de base subventionnés par l'Etat, comme le pain, la semoule et les pâtes dont les prix augmentent de 100%.
La contestation démarre au sud du pays, gagnant les villes de Douz, Kébili, El Hamma, Gabès puis Kasserine. Elle s'étend ensuite vers le Nord et gagne la capitale tunisienne, le 3 janvier. Malgré l'état d'urgence et le couvre-feu, décrétés dès le 1er janvier, le pays est plongé dans un climat de guérilla urbaine et une épaisse fumée noire recouvre plusieurs points de la capitale. Les commerces sont pillés, les voiture incendiées, les bâtiments publics sont occupés et des barricades dressées. Pour venir à bout de ce soulèvement populaire, les blindés de l’armée envahissent les rues de Tunis.
Si l'ordre est rétabli le 5 janvier, dès le lendemain, le président Habib Bourguiba annonce à la télévision nationale que «toutes les augmentations sont annulées». Avant de conlure: «Que Dieu bénisse le peuple tunisien.» Mais malgré ce recul du régime, la répression se poursuit. Une vingtaine de victimes ont témoigné le 4 janvier 2018, lors d'une audition publique organisée par I’Instance Vérité et Dignité.
Frappé et condamné à 20 ans de prison
Hichem Hosni, cheminot de 20 ans à l'époque, raconte qu'il rentrait du travail lorsqu'il a été arrêté dans la rue par des policiers qui l'ont blessé de plusieurs balles, dont l'une au ventre. Alors qu'il est alité chez lui après avoir subi une intervention chirugicale, il est emmené, «comme dans un cauchemar» un soir au ministère de l'Intérieur. Là, témoigne-t-il en essuyant ses larmes, «ils m'ont frappé», rouvrant ses plaies. Condamné par contumace à 20 ans de prison, il obtient un non-lieu en appel.
Brahim Ouri, transporteur de marchandises de 23 ans à l'époque, rentrait lui aussi du travail lorsqu'il a croisé une manifestation et «crié avec les gens» pour demander l'annulation des hausses de prix. «La police nous a encerclés et j'ai été arrêté. Ils m'ont frappé, m'ont accusé de vouloir renverser le régime», dit M.Ouri, qui raconte avoir été torturé et brûlé. «Ces gens-là, je leur pardonne mais à une condition (...): qu'ils s'excusent et qu'ils disent pourquoi ils ont fait ça», ajoute-t-il.
L'Etat recule, mais poursuit sa répression
Les manifestants, principalement des jeunes et des paysans pauvres, des travailleurs saisonniers ou des chômeurs, sont alors soutenus par les étudiants qui déclencheront une grève de solidarité. Les chiffres fournis par les autorités en 1984 évoqueront 70 morts, plus de 400 blessés et environ 800 arrestations. Mais selon des sources médiatiques, ce bilan est inférieur à la réalité et se situe entre 150 et 300 morts. Jeune Afrique annonce pour sa part après enquête, environ 143 morts et plus d’un millier d’arrestations.
Cette semaine d'émeutes ébranlera l'Etat au plus haut niveau. Le ministre de l'Intérieur Idriss Guigah est évincé pour sa gestion chaotique de la révolte. Et le Premier ministre de Bourguiba, pressenti pour lui succéder, sera écarté du pouvoir.
L'IVD est chargée de recenser les violations des droits humains pendant les années de dictature, de 1955 à 2013, sous les régimes de Bourguiba puis de Ben Ali. Sa mission, qui a débuté en 2014, a été l’occasion de se pencher sur le passé récent du pays ou d’en savoir un peu plus sur un demi-siècle de fraudes électorales. Le début d’un travail de mémoire qui n’avait encore jamais été vraiment mené et qui doit prendre fin en mai 2018.
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