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Décembre 44 : «Morts par la France», une BD revient sur le massacre de Thiaroye

Décembre 1944… Des tirailleurs sénégalais rentrent au pays après avoir passé quatre ans prisonniers de guerre en France. Au lieu d’être rendus à la vie civile, un grand nombre d’entre eux sont fusillés par l’armée française dans le camp de Thiaroye au Sénégal. Aujourd’hui ce massacre est l’objet d’une très belle BD, basée sur les travaux d'une historienne passionnée, Armelle Mabon.
Article rédigé par Pierre Magnan
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5min
Le camp de Thiaroye vu par la BD «Morts par la France». (Perna/Otero/Ed. Les Arènes)
«Morts par la France»… C'est d'abord l'histoire d'un massacre quasi inconnu dans l'Hexagone, et pourtant commis par la France (Libre en plus) le 1er décembre 1944 contre ses propres soldats, des tirailleurs sénégalais, dont certains avaient été résistants et qui revenaient de métropole. C'est aussi le combat d'une historienne, Armelle Mabon, «portée par cette histoire», qui tente de faire la lumière sur ce crime resté impuni.

Ces morts «par la France» font partie de ces dizaines de miliers de soldats venus d’Afrique (l’AOF de l’époque coloniale) ou d'Afrique du Nord pour combattre en 1940 contre les Allemands. Ces soldats, ce ne sont pas les nazis qui les ont tués, mais l’armée française dans laquelle ils avaient été enrôlés. Et ils ne sont pas morts au combat, mais abattus lors de leur démobilisation pour, semble-t-il, avoir osé demander leur solde.

Combien de morts ? 300 ?
Combient sont-ils à avoir été abattus ? La France en reconnaît 35... L'historienne Armelle Mabon, maître de conférences à l'Université Bretagne Sud, parle, elle, d'un nombre «entre 300 et 400» en se basant sur de longues recherches.

Extrait de la bande dessinée «Morts par la France» (Perna/Otero/Ed. Les Arènes)

Ce sont ces histoires croisées que raconte la bande dessinée de Pat Perna (le scénario) et Nicolas Otero (le dessin). L'histoire se base sur le récit de cette historienne, devenue par la force du dessin héroïne de BD. Celle-ci se bat depuis de nombreuses années, dans un maquis d’archives souvent «tronquées» ou, pire, «faussées», selon elle, pour tenter de faire toute la lumière sur ce crime, aujourd'hui en partie reconnu par la France… La force de la BD tient bien sûr à la qualité de ses dessins, mais aussi à la forme de son récit, construit comme une enquête policière. 

Cette BD reportage, qui suit le travail de l'historienne, est aussi une plongée dans la vie et le sort réservé à ces soldats venus d'Afrique pour combattre l'Allemagne nazie. Les non-spécialistes y apprennent le destin de ces soldats plongés dans une guerre qui n'était pas vraiment la leur...

Une «affaire Dreyfus»
Une fois la défaite française acquise, environ la moitié des 75.000 tirailleurs (qui ne venaient pas que du Sénégal, mais de toute l'AOF) furent emprisonnés. Et l'Allemagne nazie, engluée dans son racisme, ne voulut pas garder les tirailleurs prisonniers sur son sol. Résultat: ils furent détenus dans des camps en France, nouant parfois des liaisons fortes avec des Français et des Françaises, certains gagnant la résistance. C'est en travaillant sur le sort de ces prisonniers détenus en France, et notamment en Bretagne, qu'Armelle Mabon a découvert l'histoire du massacre de Thiaroye. (Armelle Mabon a écrit un livre aux Editions La Découverte sur ces détenus «Prisonniers de guerre "indigènes", Visages oubliés de la France occupée».

Les tirailleurs de retour en Afrique sont regroupés dans un camp, à Thiaroye. (Perna/Otero/Ed. Les Arènes)

Pour l'histoire officielle, les tirailleurs ont été abattus pour s'être mutinés en raison d'un problème de règlement de leur solde. Il semble, selon l'historienne, qu'il n'y ait pas eu de mutinerie et que le massacre a été commis de sang froid pour faire taire ces hommes qui osaient réclamer leurs arriérés de solde. Selon Armelle Mabon, pour connaître la vérité, le Sénégal doit exhumer les corps des victimes qui reposeraient dans des fosses communes. D'ailleurs, au Sénégal même, des demandes ont été faites dans ce sens.

L'historienne estime que des documents sont encore cachés et que l'affaire est maintenant politique. «Il y a eu un mensonge en 1944, et depuis on protège ce mensonge par de nouveaux mensonges», affirme-t-elle, estimant que la vérité ne devrait pas tarder à apparaître. Plusieurs dossiers liés au massacre sont d'ailleurs devant la justice.


Passionnante, l'œuvre de Perna et Otero nous emmène aussi bien sur le front de 40, en Bretagne, en AOF, dans les archives, ou chez Germaine Tillion, récemment «panthéonisée». Le lecteur fasciné découvre le poids du secret qui pèse sur ce massacre commis par la France. Et comment ce secret est savamment entretenu pour que la vérité reste cachée.

Dans sa fougue, Armelle Mabon compare ce dossier à l'affaire Dreyfus et parle de «mensonge d'Etat» avec des pièces manquantes ou truquées. La BD sera-t-elle le «J'accuse» du massacre de Thiaroye?


Morts pour la France
de Pat Perna et Nicolas Otero
146 pages, 20 euros
Editions les Arènes


  (Ed. Les Arènes)

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