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Les femmes, «épine dorsale» du Black Panther Party

On se souvient de ces jeunes hommes noirs dans les années 60, vêtus entièrement de noir et posant devant les photographes souvent armés ou le poing levé: il s'agissait les membres du Black Panther Party for Self-Defense, un mouvement révolutionnaire afro-américain. Mais cette organisation n’aurait pas existé sans les femmes. L'historienne Sylvie Laurent explique pourquoi dans The Conversation.
Article rédigé par Laurent Filippi
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
Des jeunes membres de Black Riders, une nouvelle génération de militants suivant le Black Panther Party, participe à une manifestation à Los Angeles le 29 avril 2012. (KEVORK DJANSEZIAN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)


Des hommes noirs, jeunes, vêtus de noir tels des guérilléros urbains, armés d’un fusil sur les marches du parlement de Californie à Sacramento : telle est la première image frappante du Black Panther Party ce 2 mai 1967.

Le Black Panther Party (for Self-Defense à sa création en 1966) fascine et inquiète pour ce qu’il met en scène : des hommes noirs, jeunes, vêtus de noir tels des guérilléros urbains, armés d’un fusil mais surtout d’une crânerie virile et charismatique qui devient leur marque de fabrique. Après des siècles d’humiliation et d’exploitation, le corps de l’homme noir reprend le pouvoir et se déploie dans toute sa puissance. Le mythe naît instantanément.

Mais en réalité, il n’y aurait pas eu de Black Panther Party sans les femmes, révolutionnaires et féministes agissant en sous-main. Pour le comprendre, il s’agit de revenir aux racines mêmes du parti.

Le corps de l’homme noir
Malgré l’obtention de droits civiques égalitaires en 1964 et 1965, mettant fin à la ségrégation raciale, les stéréotypes racistes ont pris racine dans cette Amérique déjà lassée par la demande de justice de ses anciens esclaves.

Le corps noir est toujours perçu et conçut comme un danger, une source d’énergie bestiale et anarchique. Ainsi, dès les premières révoltes de 1965 à Watts puis dans les villes du Nord en 1967 et 1968, le gouvernement envoie des chars dans les ghettos pour « mater les sauvages » » ; paradoxalement, les hommes africains-américains sont dans le même temps présentés comme des êtres symboliquement émasculés par une structure familiale dans laquelle les femmes domineraient, tenant la maison et les enfants pendant que les hommes se perdent.

Cette description dégradante de la famille noire est communément admise, jusqu’au plus hauts cercles du pouvoir, s’appuyant sur une étude sociologique célèbre datant de 1965, le rapport Moynihan. L’incapacité supposée des Noirs à s’affirmer comme chefs de famille devient un lieu commun culturaliste qui justifie la brutalité des politiques publiques à leur égard.

Nettoyage d’un quartier à Watts, après les émeutes violentes qui durèrent une semaine en août 1965 à Los Angeles. (AFP)



Que veut le Black Panther Party ?
Le premier but du Black Panther Party (BPP), fondé à Oakland en 1966, est de répondre au harcèlement policier quotidien et à l’impunité d’une violence dite légitime qui voit chaque année des centaines de jeunes noirs tomber sous les coups de la police.

La vulnérabilité des habitants du ghetto face à la police et à la justice est ainsi symboliquement répudiée par la force virile campée par les Panthers, dont les fusils dressés suggèrent que l’homme noir est digne de respect et qu’il peut au besoin commander ce dernier.

Loin des hommes absentéistes et irresponsables décrits par Moynihan, les militants affirment qu’ils sont les protecteurs de la communauté, figures d’autorité et modèles de discipline.

Dans ce contexte, la question du rôle des femmes est d’emblée épineuse et ces dernières sont bien souvent effacées de la mémoire collective et de l’historiographie du BPP, qui se concentre sur les personnages les plus charismatiques du parti révolutionnaire.

Des ouvrages récents ont cependant rectifié cette omission, voir par exemple Robyn C. Spencer, The Revolution Has Come (2016) ou Ashley D. Farmer, Remaking Black Power : How Black Women Transformed an Era (2017).

Huey Newton et Bobby Seale armés en pleine rue, 1967. Dans le mythe véhiculé à l’époque, la révolution des Black Panthers est avant tout virile. Revolutionary Suicide : Controlling the Myth of Huey Newton, University of Virginia, CC BY


Les personnages connus du parti ont longtemps eu pour nom Huey Newton, Bobby Seale et Eldridge Cleaver. Leur rhétorique agressive et le style martial semblent incarner, personnifier presque, l’ambition du BPP : préparer la révolution mondiale contre les forces impériales et racistes, qui balayera la petite bourgeoisie cupide, le gouvernement corrompu et ses sbires (en premier lieu ces « porcs » de policiers) et le capitalisme qui exploite Noirs, bruns et colonisés. La révolution, forme la plus violente du politique, ne peut être que masculine.

Huey P. Newton, « ministre de la défense », mis en scène ici en 1968 : la photo deviendra rapidement un symbole, repris dans de nombreux journaux. Cliff/Flickr, CC BY-SA

 

Des sœurs armées, forces tranquilles du parti
Les femmes sont pourtant l’épine dorsale de cette avant-garde. Les plus célèbres se nomment Elaine BrownKatherine CleaverEricka Huggins ou Assata Shakur mais ce sont des milliers de militantes qui ont porté ce parti, dépassant les 60 % parmi les activistes.

D’emblée, elles rejoignent en masse une organisation qui porte le message de l’auto-détermination (pour les Noirs mais aussi, en abîme, pour les femmes de couleur) et met en place des politiques sociales pour les quartiers, parmi lesquels les repas gratuits pour les enfants, les cliniques et les écoles gratuites, les soins apportés aux prisonniers comme aux personnes âgées.
L’autobiographie d’Assata Shakur est sorti en librairie en France en septembre 2018.


Mais il faudrait se garder de croire que la division des tâches était genrée, aux hommes les fusils, aux femmes l’éducation des enfants. Les sœurs elles aussi sont armées et si le comité central du BPP voulut un temps les nommer « Pantherettes », elles affirmèrent fermement leur pleine identité de «Panther».

Engagée à 16 ans dans le parti, Tarika Lewis en deviendra par exemple une figure déterminante, offrant notamment avec ses dessins engagés dans le journal « Black Panther » une image inédite de la combattante, armée de sa chevelure naturelle et d’un fusil, guère moins redoutable que ses camarades masculins. Défiant ces derniers de l’égaler dans le maniement des armes, Lewis gravît les échelons de l’organisation et redéfinît l’image de la femme noire qui combat sur tous les fronts de l’injustice raciale.

Que les femmes noires aient le pouvoir, dans l’organisation révolutionnaire mais également dans le monde de demain à inventer fit dire à Ericka Huggins, « si vous étiez une Black Panther, vous étiez une féministe ».

Ericka Huggins, Emory Douglas et Tarika Lewis, West Oakland Library, 11 avril 2010. Black Hour/Flickr, CC BY-SA



Sexisme brutal
L’émancipation des femmes est au cœur des conversations du parti et elles sont bien sûr tendues. Il est difficile aux dirigeants du parti comme aux institutions du parti de partager le pouvoir et d’accorder une véritable égalité de genre. Eldridge Cleaver, condamné pour viol, ne lâcha jamais un sexisme brutal et bien des militantes, à commencer par Elaine Brown, ont dénoncé le virilisme du parti et les raisonnements machistes parmi les Panthers.

Mais le parti leur a laissé en son sein un espace pour porter leur parole féministe poussant même l’un des deux fondateurs, Huey Newton, à écrire en 1970 une lettre de soutien de solidarité avec le mouvement de libération de la femme qui se développe alors.

Plus audacieux encore, il nomme en 1974, Elaine Brown premier secrétaire de l’organisation. Cette dernière, longtemps directrice de l’école reine du parti à Oakland, est à l’image de tant de femmes qui ont influencé, avec des fortunes diverses, les évolutions stratégiques du parti et qui l’ont porté à bout de bras lorsque les hommes étaient incarcérés ou fugitifs.

« Women ! Free our sisters » (Femmes ! Libérez nos sœurs), affiche exigeant la libération de six membres du Black Panther Party du Niantic State Women’s Farm in Connecticut, 1969. Yanker Poster Collection/Wikimedia

Les prémices de l’intersectionnalité

Le slogan du parti, « Le Pouvoir au Peuple », a mis en lumière ce que la philosophie du Black Power avait déjà clamé : que la capacité d’agir des êtres dominés et subordonnés était à conquérir et à préserver coûte que coûte.

Celui des femmes du BPP, dans un environnement doublement complexe tant le racisme de la société les rendait entièrement solidaires des hommes noirs se compliqua face à la réalité du sexisme au sein du groupe.

Les féministes noires sont déjà à pied d’œuvre pour dénouer ce que l’on nommera dans les années 90 intersectionnalité. Mais pour l’heure, à la question « quelle est le but de la femme noire », Kathleen Cleaver répondait : « la même chose que les hommes. La justice ». Les combattantes étaient au corps à corps aux côtés des hommes, les soutenant dans l’espace domestique comme dans la rue. L’amour pour le groupe et par extension pour la communauté était politique.

Cette symbiose dans la lutte, exacerbée par la pression constante exercée par les forces de l’ordre, poussa parfois les militantes a adopter, comme le releva Assatta Shakur, la posture virile voire « macho » de leurs camarades. En retour, ce déploiement d’autorité féminine, surtout lorsqu’elles étaient en position d’autorité, a irrité bien des militants. Le militant incarcéré Mumia Abu-Jamal décrivit ainsi sans faux semblants ses sentiments confus quant à la prise de pouvoir des sœurs dans le parti. On attendait d’elles qu’elles épaulent leurs hommes, non qu’elles les guident.

Une véritable réflexion sur le rôle des femmes
La misogynie voire le sexisme n’ont bien sûr pas été éradiqués au sein des Panthers et la parité n’a jamais été totale. Mais la dynamique sociale au sein des Panthers était marquée par une quête constante de parité et une véritable réflexion sur le rôle des femmes dans la lutte. Autant que les hommes, elles tenaient le microphone en public et, à la tête de nombreuses sections, elles infléchirent en sous-main le travail du BPP, l’éloignant de la lutte armée pour davantage d’action de terrain auprès des déshérités en quête d’émancipation, actions non moins révolutionnaires.

Affiche Black Panther Party, concert de soutien des Grateful Dead. UCLA Special Collections/Flickr, CC BY

L’ennemi était avant tout le racisme blanc et l’allégeance était aux siens. Mais au sein du groupe, elles ont exprimé leur besoin de reconnaissance et de pouvoir comme rarement dans les autres groupes dissidents du temps obligeant les dirigeants à changer non seulement leur approche de la révolution mais leurs pratiques.

Elles ont par ailleurs payé le prix fort de la répression, étant elles aussi traquées et emprisonnées. Mais parmi celles qui s’expriment encore aujourd’hui, pas une ne renie son engagement et sa passion pour l’extraordinaire vision du BPP. Elles se souviennent du poème de Candi Robinson paru en 1969 dans « Black Panther »: «Femmes noires, femmes noires, gardez la tête haute et regardez droit devant, nous sommes nous aussi porteuses de révolution».

Sylvie Laurent a été conférencière invitée du musée du Quai Branly le 26 septembre 2018.


La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Sylvie Laurent , Sciences Po – USPC

Des sœurs armées

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