Cet article date de plus de six ans.
Tunisie, Algérie: la folle histoire d’une mer dans le Sahara
C’était le temps des colonies. 1869, la France vient d’inaugurer en grande pompe le Canal de Suez avec l’impératrice Eugénie quand apparaît cette idée folle de faire entrer la mer dans le désert du Sahara par la région de Gabès (Tunisie) via les Chotts (sortes de lacs salés). L’idée est alors de faire reverdir le désert grâce à la présence de l’humidité apportée par la mer ainsi créée.
Publié
Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Faire reverdir le désert. Une belle idée portée par un officier français à la fin du 19e siècle. François Elie Roudaire, ingénieur militaire, topographe, découvre en faisant ses relevés dans les territoires récemment conquis par la France que des grandes dépressions salées s'étendent à l'est de l'Algérie, près de la frontière tunisienne. Il y voit les traces d'une ancienne mer. Connaissant ses classiques, Roudaire ne peut s'empêcher de penser que cette plaine de sel pourrait avoir été le fond marin de la légendaire baie de Triton, décrite par Hérodote.
Fouriériste, franc-maçon et républicain, Roudaire symbolise bien la mission civilisatrice que prétend incarner la France de l'époque. «Nous allons ouvrir là des débouchés à l’Europe, apporter la civilisation dans les parages, donner du travail aux indigènes, concilier tous les intérêts et faire le bonheur de tous», affirmait-il en cette période de conquête coloniale.
Entre colonisation et mission civilisatrice, l'heure est aux grands projets dans la lignée du Canal de Suez et de son ingénieur Ferdinand de Lesseps. «Le Sahara est le cancer qui ronge l'Afrique, écrit Roudaire. Nous ne pouvons pas le guérir, par conséquent, nous devons le noyer.» Reprenant l’image antique de la Mare Nostrum, le militaire-géographe défend son projet en imaginant la France maîtresse de cette mer intérieure en digne successeur de l’empire romain... Mais Rome ne s’est pas faite en un jour et son projet fou encore moins…
«Fertilisation de vastes étendues de terres désertiques»
C'est dans ce contexte que Roudaire a cette idée folle de créer une mer intérieure à cheval sur la Tunisie et l'Algérie qui ferait venir la mer depuis la Méditerranée, via Gabès, pour combler les chotts. Le projet est d'ampleur. L'idée est d'inonder un vaste «bassin d’une surface égale à dix-sept fois environ celle du lac de Genève, en communication avec la mer au moyen d’un canal de 240 kilomètres de long débouchant dans le golfe de Gabès»… A charge pour cette mer, grâce à l'évaporation, de créer un climat humide favorable à la végétation et à une modification du climat.
Reste à Roudaire à vendre son idée. Il se sert de la presse. Le 15 mai 1874, il expose son projet dans La Revue des deux mondes. La créativité du visionnaire commandant Roudaire suscite des enthousiasmes.
Il cherche à entraîner avec lui le héros du moment en matière de grands travaux, Ferdinand de Lesseps, à qui il écrit pour expliquer son idée qui doit provoquer «...une immense amélioration du climat de l'Algérie et de la Tunisie, puisque l'humidité provoquée par l'évaporation de la vaste étendue d'eau sera entraînée par les vents dominants du Sud sur ces pays, formant une couche d'atmosphère humide qui atténuera considérablement l'intensité des rayons solaires, retardant le refroidissement de la terre par les radiations pendant la nuit. La mer proposée étant aussi navigable pour les navires ouvrira aussi une nouvelle route commerciale pour les districts situés au sud des Aurès tandis que les cours d'eau qui convergent du Sud, de l'Ouest et du Nord vers les chotts, mais qui sont maintenant secs pendant la plus grande partie de l'année, redeviendront des rivières, comme ils l'ont été, sans aucun doute, aboutissant finalement à la fertilisation de vastes étendues de terres désertiques sur leurs rives.»
Lesseps dans sa poche, Roudaire tente de convaincre l'Etat d'investir dans le projet qui est salué dans la presse de nombreux pays et enthousiaste nombre de sociétés savantes. Le projet est débattu dans de nombreuses instances scientifiques et politiques. Grâce à cela, il obtient le financement d'expéditions destinées à vérifier la faisabilité du projet. Et c'est lors de ces voyages (1876, 1878, 1883) que les ennuis commencent. Il s'aperçoit que si les chotts algériens sont bien situés sous le niveau de la mer, le chott el-Jerid tunisien est lui au-dessus du niveau de la mer... Or, difficile d'amener l'eau de la Méditérranée sur une pente montante. Il tente alors d'adapter ses plans mais, autre déconvenue, le passage d'un canal via Gabès se montre plus ardu que prévu en raison de la nature des sols.
«Pas lieu, pour le gouvernement français, d’encourager cette entreprise»
A ce moment-là, les critiques scientifiques et politiques commencent à se manifester. L’idée qu’une mer intérieure changerait le climat est contestée. Certains s'interrogent sur l'intérêt économique du projet et d'autres vont même jusqu'à évoquer le sort des populations des oasis qui verraient leurs terres noyées.
Pourtant, malgré les critiques, les difficultés géologiques rencontrées sur le terrain, les doutes sur l’utilité d’une telle mer... une très sérieuse et officielle nouvelle «Commission supérieure pour l'examen du projet de mer intérieure dans le sud de l'Algérie et de la Tunisie» voit le jour en 1882 et se lance dans une analyse minutieuse du projet.
Hélas... après étude du dossier, elle rejette le projet. «Est d’avis qu’il n’y a pas lieu, pour le gouvernement français, d’encourager cette entreprise», conclut le rapport de 550 pages adressé au président de la République, signé par C.de Freycinet, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères. Rapport dont certains passages fleurent bon le colonialisme ambiant: «Le principal avantage de l’entreprise semble devoir être d’accoutumer (…) les Arabes nomades au travail.»
Chott el-Jerid au patrimoine de l'Unesco?
Lesseps et Roudaire tentent bien de lancer le projet sans soutien gouvernemental, mais la mer intérieure s'enfonce définitivement dans les sables du désert. Roudaire meurt, en 1885 à 49 ans, des fièvres contractées lors de ses expéditions, un an après Ferdinand de Lesseps qui, entre temps, a sombré dans le scandale de Panama (1880-1893).
Le projet fou de changer le climat du désert n'a pas survécu à ses créateurs... si ce n'est sous forme de livre. En effet, Jules Verne s'est passionné pour cette histoire et en a tiré un livre, son dernier, semble-t-il, sous le nom de L’invasion de la Mer (histoire qui porta aussi le nom de La Mer saharienne).
Aujourd'hui, le chott el-Jerid et ses paysages extraordinaires sont au cœur d'une région touristique tunisienne, avec les oasis qui en sont proches, comme Tozeur ou Nefta qui auraient sans doute été noyées dans le projet Roudaire. Et le gouvernement tunisien souhaite le classement du chott au patrimoine de l'humanité de l'Unesco.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.