"Un Divan à Tunis" : Manele Labidi livre une truculente "radioscopie" de la Tunisie post-révolutionnaire
Pour son premier film, la cinéaste franco-tunisienne a choisi d'offrir une petite analyse à ses compatriotes sous le signe de l'humour. "Un Divan à Tunis" est à découvrir dans les salles françaises.
Selma, 35 ans, ouvre son cabinet de psychanalyse dans une banlieue populaire de Tunis après avoir exercé en France. Dans cette Tunisie post-révolutionnaire, les clients se font nombreux. Seulement, Selma a oublié un détail majeur : s'acquitter des formalités pour obtenir l'indispensable autorisation nécessaire à pratiquer son activité. Les aventures administratives de Selma se mêlent à ses propres questions existentielles et aux névroses de ses patients.
Un Divan à Tunis est la chronique d'une thérapie pour tous sous le soleil tunisien, du boulanger en passant par l’oncle de Selma à la tenancière du salon de coiffure du coin. Les personnages sont hauts en couleur et l'histoire est truculente. Le premier film de la Franco-Tunisienne Manele Labidi se révèle être une bonne thérapie... par le rire. Le film sortira également en Tunisie le 28 février 2020.
Franceinfo Afrique : comment vous est venue l’histoire de Selma, l’idée de poser ce divan à Tunis ?
Manele Labidi : ce film est né suite à la révolution tunisienne en 2011. J’avais été frappée à l’époque par la libération de la parole qui s’est faite après des années de dictature pendant laquelle certains sujets étaient proscrits des conversations. J’ai été témoin de cette effusion de la parole tous azimuts. Les gens avaient des avis sur tout : la politique, comment la société devait être gérée... Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire autour de cette thématique. En plus de la libération de la parole politique, celle de la parole intime me semblait importante. Comment arriver à articuler la révolution collective et celle des individus ? J’ai pensé à adopter le point de vue d’une psychanalyste parce que la psychanalyse est une discipline qui me fascine depuis toujours. Je trouvais que c’était un bon moyen de faire une radioscopie du pays à ce moment-là tout en racontant le trajet individuel et identitaire de Selma.
Votre film est une comédie. Pourquoi avez-vous choisi d’aborder une thématique assez grave avec cette légèreté-là ?
Je suis une grande admiratrice des comédies : les comédies italiennes des années 70, les comédies américaines, Chaplin... D’une part, je n’ai jamais vu d’antagonisme entre le sujet sérieux et l’usage de la comédie. D’autre part, quand on utilise la comédie pour traiter de sujets sérieux, on peut faire passer énormément de choses de manière assez subtile. J’ai l’impression qu’elles infusent plus dans l’esprit des gens et qu'elles amènent plus de réflexion.
Par ailleurs, je trouve que le monde arabe et les Arabes, en général, ne sont jamais dépeints sous cet angle dans la fiction. Il y a toujours un parti pris dramatique. Nous sommes toujours montrés comme victimes du terrorisme ou terroristes tout simplement. Il y a toujours cette thématique du voile forcé, des femmes qui vivent sous le joug du patriarcat… J’entends tout cela dans les infos, je le vois dans les documentaires et les fictions. Quel que soit le contexte, quand on est dans un pays post-révolutionnaire ou en guerre – même si on est dans un pays arabo-musulman –, la vie prend le dessus. Les gens vivent aussi des problématiques communes : ils élèvent leurs enfants, ces derniers veulent partir de chez leurs parents, il y a des problèmes d’addiction, l’alcoolisme… Pourquoi ne pas essayer de les aborder en première ligne, cela ne veut pas dire qu’on n’est pas politique ? En creux, il y a plein de choses que je note sur l’état des relations hommes-femmes, sur la religion, la montée de l’islamisme après la révolution, l'administration avec laquelle tout le monde galère et qui représente, ici, aussi le vide politique après la révolution. J’avais envie aussi de rendre hommage à ma culture en lui donnant la possibilité de jouer avec le cinéma, avec la comédie qui est un genre cinématographique par excellence.
C’était très important pour moi de changer les représentations que l’on a sur la femme arabe et l’homme arabe. Les femmes arabes sont aussi des femmes très fortes et les hommes arabes, des hommes sensibles. Les hommes religieux ne sont pas que des terroristes, il y a aussi des gens qui vivent leur religion – et c’est la grande majorité – dans la spiritualité et la paix la plus totale.
Enfin, pour moi, la Tunisie ne peut pas être racontée autrement que sous cet angle-là. L’humour est dans l’ADN du pays. Les gens traversent les drames les plus terribles, mais il y a toujours ce second degré et ce contrepied. J’ai été élevée comme ça. Mes parents, ma famille et mes voisins en Tunisie sont comme ça ! Il y a toujours cette distance que permet l’humour et qui permet, surtout, de survivre. C’est une protection pour survivre et c’était important de le mettre à l’honneur.
Selma est une femme libre. Elle a décidé d’installer son cabinet contre l’avis de tous qui lui prédisent l’échec. Quel rapport ont les Tunisiens avec la psychanalyse ?
Au risque de décevoir plein de gens, on n’est pas du tout contre l’idée de voir des psys. La psychothérapie se développe pas mal. La psychanalyse, quant à elle, reste encore très embryonnaire parce que cela répond à un cadre très particulier. Les psychanalystes sont rares et plutôt concentrés dans certaines zones géographiques privilégiées. Mais il y a une vraie demande en ce qui concerne la psychothérapie. Après la révolution, la parole s’est non seulement libérée, mais il y a eu aussi des chocs post-traumatiques. Les gens ont vu, du jour au lendemain, une dictature tomber avec la montée de l’insécurité, des actes terroristes qu’on n’avait jamais connus jusqu’à présent, la crise économique avec la baisse du tourisme qui est la ressource principale du pays. En faisant mon enquête, je me suis rendue compte qu’il y avait une hausse des cas de troubles anxieux, dépressifs et paranoïaques suite à cela.
Le profil de Selma est celui d’une Tunisienne qui a quitté son pays à 10 ans pour vivre en Europe et qui décide de rentrer chez elle. Ce retour est vécu comme un défi. Pourquoi ce profil pour votre héroïne ?
J’épouse ce point de vue parce que je suis bi-nationale. J’avais envie de travailler sur les trajectoires des personnes qui sont issues des deux bords. C’était très important de confronter les deux idées du déplacement. On a, d’un côté, une population qui se tuerait pour venir ici – qui est prête à se noyer – et elle, de l’autre côté, fait un chemin inverse, à contre-courant. Après la révolution tunisienne, beaucoup de gens autour de moi se sont posé la question du retour parce qu’en France le discours politique envers les Maghrébins n’est pas toujours très sympathique. J’ai constaté une différence avant et après le 11-Septembre. Le rapport que j’entretiens avec les autres par rapport à mon arabité a changé depuis cette date. Beaucoup se sont dit, au vu de ce constat, que c’était la solution : aller sur les terres que nos parents ont laissé tomber parce qu’il n’y avait pas de perspectives. Je suis issue de l’immigration classique : mes parents sont venus parce qu’il n’y avait pas de boulot en Tunisie. Ils sont venus en France pour avoir une vie meilleure, c’est le schéma un peu classique de l’immigration maghrébine de cette époque. Faire la démarche de faire ce film, c’est la même chose, on a cette idée de se dire qu’il faut qu’on arrive à construire quelque chose sur une terre qui a, d’une certaine manière, rejeté nos parents. On comprend la motivation de ces personnes qui reviennent et qui essaient de bâtir quelque chose. Mais ce qui est tragique dans cette histoire, c’est quand ils arrivent là-bas, ils font face aux mêmes problèmes que ceux qu’ils avaient en France. Ils ne sont pas perçus comme Tunisiens à 100%.
Quand je vais en Tunisie, je parle arabe, je n’ai pas d’accent, sauf que je ne connais pas un grot mot en arabe parce que je n’ai pas été au lycée, je n’ai pas eu des amis jeunes avec qui nous avons fait des conneries. Il y a tout un pan de la culture commune de ma génération que je n’ai pas, alors même que je suis Tunisienne dans le sang. C’est ce qui fait que l’on n’a pas totalement les codes et c’est l’objet d’un véritable questionnement. Si en France, on n’est pas totalement ancré et que c’est également le cas dans notre pays d’origine, la question alors est de savoir où poser notre ancre. C’est le questionnement principal de ma vie ou du reste de ma vie : où est-ce qu’on peut faire foyer, où peut-on créer sa maison ? Quelle est la troisième voie ? Ce sont des questions qui restent en suspens.
Cela vaut bien une analyse. C’est ce que vous avez d’ailleurs fait…
C’est sûr ! C’est beaucoup beaucoup de boulot (rires).
Qu’est-ce qui vous a poussée vers Golshifteh Farahani ?
Je savais que j’allais faire un casting tunisien. Je savais quelle énergie j’allais avoir au jeu : une énergie très méditerranéenne avec un langage du corps très particulier, une vitalité que j’avais envie de retrouver. Pour contrebalancer cela, j’avais envie d’un personnage très différent du reste, qui soit moins bavard, taiseux, mystérieux. Il y avait des scènes de silence, d’écoute et d'observation. Par conséquent, il me fallait une actrice qui soit charismatique et qui ait une présence très forte dans ces moments-là qui exigent une subtilité dans le jeu qu'il n’est pas toujours facile à obtenir.
C’est une actrice que j’aime depuis toujours. J’adore sa filmographie et elle me fascine parce qu’elle a cette espèce de cinégénie qui me fait penser à Katharine Hepburn. Elle me fait rêver en tant qu’actrice. Je ne voyais qu’elle pour interpréter ce rôle parce qu’elle dégage une espèce de mystère, d'intelligence, d'empathie, de bienveillance… Elle est à la fois extrêmement féminine et très masculine. Il y avait tout ça et je me suis dit que j’allais tenter parce que ce n’était pas gagné. C'est un un premier film. Et en fait, elle a accepté. Son agent a adoré le scénario. Il le lui a envoyé et elle l’a lu en deux jours. Nous nous sommes rappelées et elle m’a dit : "J’adore, je le fais les yeux fermés."
Vous avez pris des chemins de traverse avant d’arriver au cinéma. Quel a été votre parcours ?
Je ne suis vraiment pas du sérail. Je suis arrivée un peu comme un passager clandestin (rires). J’ai fait des études de sciences politiques et de commerce. J’ai travaillé dans la finance entre 23 ans et 30 ans. Et à 30 ans, j’ai tout plaqué ! J’ai recommencé à zéro parce qu'il y avait quelque chose qui sonnait faux dans ma vie. Je me suis mise à écrire et à envisager ce métier, qui était pour moi un rêve et un fantasme. J’ai toujours été passionnée de cinéma, une fervente consommatrice de films et, par ailleurs, j’écrivais aussi, mais pour mon plaisir. Avec les années, j’ai gagné un peu en sécurité et en assurance. Je me suis dit que dans le pire des cas si ça ne marchait pas, je retrouverais du boulot. Mais j’ai tenté et je suis contente d’avoir réussi à sortir ce film parce que cela n’a pas toujours été simple.
Peut-on dire qu'"Un Divan à Tunis" est l'histoire d'une libération à l'écran et derrière la caméra ?
C'est évident ! Tous les films ont un inconscient. J'ai ressenti pendant le tournage et au montage qu'il se passait des choses. Quand je revois le film, il y a plein de choses qui me sautent aux yeux ! Comme, par exemple, cette Peugeot 404 qui est un personnage pour moi. Mon grand-père est agriculteur. J'ai vu cette voiture être utilisée pour transporter le bétail, dans des cortèges de mariage... C'est une image très forte dans ma tête. Cette voiture, c'est la méthaphore du film : c'est une voiture française qui a été customisée à la sauce tunisienne. On a l'impression qu'elle va mourir à tous les coins de rue, mais elle redémarre toujours. Pour moi, c'est ça la Tunisie ! A chaque fois, on nous donne perdants, on dit que c'est terminé et en fait, on redémarre. C'est pareil pour le personnage de Selma. La Tunisie est un peu à l'image de Selma aussi. Elle est entre-deux, elle se cherche et parfois elle cale, puis elle repart. Le plus important, c'est de repartir.
Un Divan à Tunis de Manele Labidi
Avec Golshifteh Farahani, Majd Mastoura, Aïcha Ben Miled, Feriel Chamari et Hichem Yacoub
Sortie française : 12 février 2020
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