L'article à lire pour comprendre la crise politique en Bolivie
Après avoir démissionné, le président bolivien, Evo Morales, a quitté son pays pour le Mexique, d'où il a dénoncé un coup d'Etat. La sénatrice de droite Jeanine Añez s'est proclamée, mardi 12 novembre, présidente par intérim de la Bolivie.
Un "coup d'Etat". Telle est l'expression employée par l'ex-président bolivien Evo Morales, désormais réfugié au Mexique, pour qualifier les circonstances de son départ. Au pouvoir depuis 2006, le chef d'Etat a démissionné, dimanche 10 novembre, après une série de manifestations violentes contestant sa réélection, puis il s'est envolé pour Mexico. Malgré l'absence de quorum au Parlement, la sénatrice Jeanine Añez s'est proclamée, mardi 12 novembre, présidente par intérim de la Bolivie. Elle a affirmé vouloir "convoquer des élections au plus vite". On vous explique ce qui s'est passé dans ce pays andin pour en arriver à une telle situation.
Pour les cancres en géographie, c'est où la Bolivie ?
Enclavée, la Bolivie est entourée à l'ouest par le Chili et le Pérou, qui lui barrent l'accès direct à l'océan Pacifique et, de l'autre côté, à l'est, par le Brésil, le Paraguay et l'Argentine. Sa capitale administrative est La Paz, sa capitale constitutionnelle est la ville de Sucre.
Sur le plan des ressources économiques, la Bolivie est considérée comme la seconde réserve de gaz naturel du continent sud-américain. Le pays compte aussi des mines d'or, de cuivre, d'étain, et surtout de lithium (indispensable aux batteries modernes). C'est enfin un pays producteur de coca qui est, entre autres, consommé sur place pour des usages traditionnels. Mais qui est aussi transformé en poudre, la cocaïne, massivement (et illégalement) exportée en Europe et en Amérique du Nord, ce qui provoque d'incessants litiges avec l'administration américaine chargée de la lutte contre les stupéfiants.
Quel est le bilan d'Evo Morales, le président qui a démissionné ?
Il est globalement positif après treize ans de présidence (2006-2019), malgré quelques points plus contestables. Une fois au pouvoir, Evo Morales nationalise les sociétés d'extraction d'hydrocarbures (pétrole et surtout gaz). Cette manne lui permet de financer de nombreux programmes sociaux, qui font drastiquement baisser le niveau de pauvreté extrême. Celui-ci passe de 36,7% en 2005 à 16,8% en 2015 selon l'ONU, cité par Le Figaro. La pauvreté modérée passe, elle, de 60 à 36% de la population. "Il a redistribué l’argent de façon ciblée : aux femmes enceintes, aux écoliers, aux personnes âgées..." énumère la géographe Laetitia Perrier-Bruslé, spécialiste du pays et maître de conférences à l'université de Nancy. Et il a multiplié par 4 le produit national brut." Le FMI l'atteste : de 2006 à 2019, le PIB (produit intérieur brut) est passé de 9 à 38,5 milliards.
Mais sa révolution est aussi "culturelle et démocratique", observe Claude Le Gouill, chercheur à l'Institut des hautes études de l'Amérique latine et spécialiste de la Bolivie. Premier président du pays qui se revendique comme indigène, Evo Morales fait de son pays un "Etat plurinational", avec 36 nations et autant de langues. Et il promeut les symboles de l'indianité, comme le wiphala, ce drapeau multicolore à damier des ethnies andines. "C'est la conquête de toutes ces années de lutte contre la discrimination. Notre gouvernement a permis que la femme indigène ne soit plus obligée d'abandonner la 'pollera' [une jupe bouffante traditionnelle]", explique une Bolivienne dans cette vidéo de France 24.
L'élection présidentielle de 2019 était-elle celle de trop ? "Oui, juge Laetitia Perrier-Bruslé. Evo Morales aurait pu partir en 2016 sur un bilan économique extrêmement positif." Elle rappelle que le président a ignoré les résultats du référendum de 2016, un scrutin qu'il a perdu (une majorité de Boliviens s'étaient opposés à une modification de la Constitution lui permettant de se présenter à nouveau en 2019). La géographe pointe aussi des dérives, comme le noyautage des institutions ou le culte de la personnalité. "Il a tellement incarné le changement que personne ne pouvait prendre sa place", assène la chercheuse. "Il n’avait plus le même appui de ses bases. Et surtout, il s’est déconnecté de ses bases. Les critiques ne remontaient jamais", remarque de son côté Claude Le Gouill.
Pourquoi a-t-il quitté le pays ?
Avant de rejoindre le Mexique, où il a obtenu l'asile, Evo Morales a expliqué qu'il quittait la Bolivie parce qu'il se sentait "menacé". Les opposants avaient obtenu sa démission ce même 10 novembre. Ils contestaient dans la rue, depuis plusieurs jours, la réélection du chef de l'Etat à l'issue de la présidentielle du 20 octobre. Le 25 octobre, selon les résultats définitifs, Evo Morales est déclaré vainqueur dès le premier tour avec 47,08% des voix contre 36,51% à son opposant de centre droit Carlos Mesa. Mais des irrégularités, des fraudes sont pointées du doigt par les observateurs internationaux présents sur place et par l'opposition. Des manifestations gagnent alors tout le pays. L'armée et la police lâchent le président, le poussant à la démission.
Qui sont ses opposants ?
La contestation a rassemblé des Boliviens très divers, selon les chercheurs interrogés.
Des habitants lambda du pays étaient excédés face à la fraude électorale avérée. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Claude Le Gouill, spécialiste de la Bolivieà franceinfo
"L’opposition à Evo Morales est très complexe", estime également Laetitia Perrier-Bruslé. "Elle va des représentants des riches très à droite à des intellectuels de gauche, ou des populations indigènes des basses terres, estimant qu'il n'a pas respecté leur territoire, à la petite bourgeoisie enrichie." "Outre le leader d'extrême droite Luis Fernando Camacho, qui incarne une base raciste qui ressurgit, il y a aussi des logiques corporatistes ou professionnelles", complète Claude Le Gouill. Il cite "les producteurs de coca qui se jugeaient malmenés par le gouvernement", ou encore les régions qui ne voulaient plus "partager la rente bâtie sur du gaz ou du lithium".
Quel est le rôle de l'extrême droite ?
"Elle essaie d'en profiter", analyse Claude Le Gouill. "Luis Fernando Camacho, qui la représente, apparaît comme un des dirigeants de l’opposition, alors qu’il n’en est qu’une infime partie." Entrepreneur âgé de 41 ans, ultraconservateur et catholique, cet opposant à Evo Morales s'est "imposé par sa radicalité et ses provocations assumées", explique France 24. "Jeune, il a fait ses armes auprès de l'Union des jeunes Crucenistes, un mouvement qualifié de groupe paramilitaire raciste ciblant les 'indigènes', selon une organisation internationale des droits de l’homme." Aujourd'hui, il a pris la tête de la junte civique de Santa Cruz, un groupe d’extrême droite dirigé par des entrepreneurs miniers et des propriétaires terriens, complète le journal canadien Le Devoir.
Très visible dans les médias et sur les réseaux sociaux, Luis Fernando Camacho a appelé le 2 novembre l'armée et la police à "se ranger aux côtés du peuple". Le 10 novembre, "peu avant l’annonce de la démission d'Evo Morales, Luis Fernando Camacho pénètre dans le 'Palacio Quemado' [le palais présidentiel], décidé à remettre la lettre de démission en blanc à son ennemi juré, détaille France 24. Posant la Bible sur le drapeau bolivien (...), le leader de la rébellion à Santa Cruz promet de 'ramener Dieu au Palais brûlé."
Citée par Le Devoir, la spécialiste de l’Amérique du Sud Marie-Christine Doran, professeure à l’École d’études politiques de l’université d’Ottawa, estime : "Ce n’est pas l’usure du pouvoir ni un bilan tragique qui viennent de forcer la sortie d’Evo Morales. C’est le résultat d’une résistance de l’élite qui, depuis treize ans, a perdu ses privilèges. Elle s’est radicalisée en passant par les mouvements de la droite religieuse évangélique." D'où des comparaisons parfois établies avec la droite qui a porté au pouvoir Jair Bolsanoro au Brésil. D'où aussi ces images circulant sur les réseaux sociaux qui montrent des représailles contre la population amérindienne. Telle celle montrée par le journal belge Le Soir de cette maire amérindienne malmenée, humiliée, peinte en rouge et aux cheveux coupés de force par des opposants à Evo Morales, le 6 novembre. Ou encore celles, reprises par le journaliste et lanceur d'alerte américain Glenn Greenwald, où des policiers arrachent de leur uniforme le wiphala, le drapeau arc-en-ciel des nations indiennes de Bolivie.
Aujourd'hui, quelle est la situation dans le pays ?
Elle est tendue depuis plusieurs jours. Aux manifestations et aux grèves pour réclamer le départ d'Evo Morales ont succédé les émeutes urbaines des Boliviens qui soutiennent Morales. Armés et prêts à en découdre avec l'opposition, les partisans de l'ancien chef de l'Etat s'en sont pris aux forces de l'ordre, lundi 11 novembre. Des casernes de la police ont été pillées et brûlées dans plusieurs villes, tandis que des centaines de partisans d'Evo Morales ont marché vers la capitale, La Paz, en contraignant les magasins à fermer leurs portes.
Lundi 11 novembre, des entreprises ont été attaquées, des bâtiments incendiés et la plupart des écoles et des commerces sont restés fermés. Les transports publics étaient à l'arrêt et les routes bloquées. Le commandant des forces armées boliviennes a annoncé avoir ordonné aux troupes de mener des opérations conjointes avec la police contre les "actes de vandalisme". S'exprimant devant des journalistes à La Paz, Williams Kaliman a assuré que les forces de sécurité feraient un usage "proportionné" de la force. L'armée est déployée dans les rues pour appuyer la police. Mardi 12 novembre, La Paz est restée paralysée, sans transports publics.
Qui assure alors le pouvoir ?
Malgré l'absence de quorum (un nombre de députés présents suffisant) au Parlement, la deuxième vice-présidente du Sénat, Jeanine Añez, soutenue par le leader d'extrême droite Luis Fernando Camacho, s'est proclamée présidente par intérim de la Bolivie, mardi 12 novembre. Pour revendiquer ce poste, la sénatrice de droite a invoqué les démissions en cascade du président Morales et de ses successeurs prévus par la Constitution. A savoir le vice-président, la présidente et le vice-président du Sénat ainsi que le président de la Chambre des députés. Elle a ensuite prêté serment, et le Tribunal constitutionnel a validé cette élection.
De façon spectaculaire, cette avocate de 52 ans a brandi une énorme Bible en entrant dans le palais présidentiel. "La Bible est de retour au Palais", a-t-elle proclamé.*
"La Biblia vuelve a Palacio", dice Jeanine Áñez. La senadora, quien se declaró presidenta de #Bolivia, se dirigió al antiguo Palacio de Gobierno levantando una Biblia.https://t.co/3kh3o0KNGP pic.twitter.com/EVF4N85VPi
— CNN Argentina (@CNNArgentina) November 12, 2019
Jeanine Añez doit désormais nommer son gouvernement et convoquer de nouvelles élections dans un délai de 90 jours, selon la Constitution. Elle a promis que ces élections auraient lieu avant le 22 janvier 2020.
S'agit-il d'un coup d'Etat ?
Pour Evo Morales, l'accession au pouvoir de la sénatrice Jeanine Añez signe "le coup d'Etat le plus astucieux et le plus odieux de l'histoire". Y a-t-il eu un coup d'Etat ? "Si oui, ce n'est pas un coup d'Etat au sens traditionnel. L’armée n’a pas pris le pouvoir comme cela avait été le cas lors des dictatures militaires" [de 1964 à 1982], répond Claude Le Gouill.
Mais sur fond de large contestation, de manifestations, de grèves et de paralysie du pays, c'est bien la pression décisive des forces de sécurité qui ont poussé Evo Morales à partir. Le dimanche après-midi, l'armée et la police lui ont retiré leur soutien et l'ont appelé à démissionner "pour le bien de la Bolivie", ce qu'il a fait le même jour. Dans la foulée de sa démission, la police a procédé à l'arrestation de la présidente du Tribunal suprême électoral ainsi que de son vice-président, sur ordre du parquet enquêtant sur des irrégularités commises dans le scrutin d'octobre. Tous deux, emmenés par des hommes encagoulés ou masqués, ont été présentés aux médias au pied d'une estrade où se trouvaient, assis, des gradés de la police.
J'ai eu la flemme de tout lire, vous pouvez me faire un résumé ?
Au pouvoir depuis 2006, Evo Morales a voulu le mandat de trop en se présentant à nouveau à l'élections présidentielle de 2019, dans des conditions contestées, estiment certains spécialistes de la Bolivie. Le 20 octobre, sa victoire au premier tour contre Carlos Mesa (centre droit) est entachée de fraudes, selon les observateurs internationaux et l'opposition, qui réclament un second tour. Dans les jours qui suivent, des manifestations et des grèves éclatent. La police et l'armée lâchent Evo Morales, qui démissionne le dimanche 10 novembre, part au Mexique et dénonce "le coup d'Etat le plus astucieux et le plus odieux de l'histoire".
Inquiets et furieux, les partisans d'Evo Morales se soulèvent après son départ, avec des émeutes urbaines dans plusieurs villes. L'armée se joint à la police pour les maîtriser. Mardi 12 novembre, la seconde vice-présidente du Sénat, Jeanine Añez, se proclame présidente par intérim de la Bolivie et promet d'organiser des élections.
*Nous avions également cité le journaliste Vincent Glad à propos d'un ancien tweet raciste attribué à Jeanine Añez. Il précise désormais qu'il "existe de gros doutes sur ce tweet qui pourrait être un faux". Nous l'avons donc supprimé et le précisons ici.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.