Suicide mystérieux, services secrets dissous… Que se passe-t-il en Argentine ?
La mort suspecte d'un procureur qui enquêtait sur la présidente de la République, Cristina Kirchner, ébranle le pays.
Alberto Nisman était convoqué le 19 janvier devant le Congrès argentin. Le procureur chargé de l'enquête sur l'attentat contre la mutuelle juive Amia (85 morts, 200 blessés) en 1994 à Buenos Aires (Argentine) devait y détailler les accusations portées une semaine plus tôt contre la présidente argentine, Cristina Kirchner. Il accusait cette dernière de protéger les inculpés iraniens mis en cause dans l'attentat et recherchés par Interpol, pour mieux négocier des contrats commerciaux avec le régime des mollahs.
Alberto Nisman n'est pas venu. Dimanche 18 janvier, vers 11 heures, quand les gardes du corps du procureur arrivent chez lui, ce dernier ne répond pas, raconte RFI. Sur le palier du 13e étage de cet immeuble du quartier chic de Puerto Madero, les journaux du matin n'ont pas été ramassés. Pendant de longues heures, les policiers ne parviennent pas à pénétrer dans l'appartement. C'est finalement un serrurier qui leur ouvre la porte vers 22 heures, poursuit RFI. Le procureur gît sur le sol de la salle de bains, dans une mare de sang.
Une balle, mais pas de poudre
Selon les premiers éléments de l'enquête, Alberto Nisman est mort d'une balle dans la tête. Le revolver et une douille de calibre 22 sont retrouvés à ses côtés. L'arme appartient à Diego Lagomarsino, un informaticien de 35 ans, qui travaillait pour le procureur depuis 2007. Il a reconnu lui avoir prêté, la veille, son arme personnelle, un délit pour lequel il a été inculpé. "Tous les chemins conduisent au suicide", déclare, avant même les résultats de l'autopsie, Sergio Berni, le secrétaire à la Sécurité.
Une thèse rapidement contestée. Le serrurier qui a permis aux policiers de pénétrer dans l'appartement révèle mercredi que la porte de service n'était pas verrouillée de l'intérieur. Et aucune trace de poudre n'a été retrouvée sur les doigts du procureur. "Cela ne veut pas dire qu'il n'a pas tiré", nuance la magistrate chargée de l'enquête, Viviane Fein. Un revolver de calibre 22 ne projette pas forcément de poudre et l'autopsie a exclu l'intervention d'un tiers. Prudente, la procureure se contente de parler d'une "mort douteuse" et demande un test sur l'arme pour dissiper les doutes.
La date du décès, le laps de temps entre l'arrivée des policiers et leur entrée dans l'appartement, ainsi que les déclarations d'Alberto Nisman quelques jours plus tôt troublent un peu plus le jeu. "Tout cela pourrait me coûter la vie", avait-il confié à une journaliste de Clarin (en espagnol). Dans un message WhatsApp révélé le surlendemain de son décès, il disait aussi : "Plus tôt que tard, la vérité triomphera… J'ai confiance en moi. (...) Ah ! Je précise, au cas où, que je ne suis pas devenu fou. Malgré tout, je me sens mieux que jamais."
La thèse d'un complot des services secrets
Autant de raisons qui amènent la famille du défunt et les Argentins à refuser la thèse du suicide. Dès le lendemain de la mort du procureur, des milliers de personnes défilent dans les rues de Buenos Aires et de plusieurs villes du pays aux cris de "Yo soy Nisman" ("Je suis Nisman").
Au centre des soupçons, la présidente argentine retourne sa veste de manière spectaculaire. Après avoir soutenu la thèse du suicide, Cristina Kirchner dénonce un complot contre elle, jeudi 22 janvier. "Le suicide (j'en suis convaincue) n'a pas été un suicide (...). Ils l'ont utilisé vivant et ensuite, ils avaient besoin de lui, mort. C'est triste et terrible", écrit-elle dans une lettre publiée sur son compte Facebook, où elle qualifie le dossier du procureur Nisman, à charge contre elle, de "château de cartes" qui n'aurait pas tardé à s'effondrer.
La thèse de Kirchner ? Elle laisse entendre que Nisman a été victime d'un complot d'ex-agents des services de renseignement argentins (le SI) sous l'influence d'un ancien dirigeant du renseignement, Antonio "Jaime" Stiusso. Pour Kirchner, les services auraient utilisé le procureur pour s'en prendre à elle, avant de l'éliminer pour renforcer l'accusation contre elle, décrypte RFI. La radio rappelle que les services secrets n'ont jamais été épurés depuis la dictature et qu'en décembre 2014, le SI a été secoué par une guerre interne. Le gouvernement a alors limogé plusieurs de ses dirigeants, dont Antonio Stiusso.
"Cessez d'agir comme une adolescente"
Pour faire bonne mesure, Cristina Kirchner annonce donc, mardi 27 janvier, la dissolution pure et simple du SI, dans sa première allocution télévisée depuis le début de l'affaire. "Nous devons rendre les services de renseignement plus transparents parce qu'ils n'ont pas servi les intérêts du pays", déclare-t-elle. La Cour suprême publie par ailleurs l'intégralité du dossier d'accusation contre Cristina Kirchner, un texte de 290 pages qui présente, selon RFI, deux faiblesses importantes. Le secrétaire général d’Interpol dément l’une des accusations portées par Alberto Nisman et il n'y a aucune intervention de Cristina Kirchner ou de son ministre des Affaires étrangères dans les enregistrements téléphoniques cités par le procureur.
En face, l'opposition fulmine contre cet activisme présidentiel. "C'est très grave. Soutenir l'hypothèse du suicide puis passer à celle de l'assassinat… Elle devra en assumer les conséquences", déclare à l"AFP le sénateur d'opposition Ernesto Sanz. "Vous n'avez pas le droit de piétiner l'indépendance de la justice dans cette tragédie. Je vous demande de cesser d'agir comme une adolescente qui cherche à influencer depuis son compte Facebook", lui lance un autre opposant, le député Francisco de Narvaez.
Au-delà de la joute politique, la tension est montée d'un cran dans le pays. Damian Pachter, journaliste du site internet Infobae (en espagnol) qui enquêtait sur cette affaire et a révélé la mort d'Alberto Nisman, craint même pour sa sécurité : "Je pars parce que ma vie est en danger. Mes téléphones sont écoutés." Samedi 24 janvier, il a pris l'avion pour Tel Aviv (Israël).
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