Le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan est "une question de vie ou de mort" pour les habitants du Haut-Karabakh
Laurent Leylekian, spécialiste de l'Asie mineure et du Caucase du Sud, décrypte les enjeux géopolitiques de cette guerre, qui dure depuis plusieurs décennies.
Un appel unanime. Les présidents russe, Vladimir Poutine, français, Emmanuel Macron, et américain, Donald Trump, ont appelé, jeudi 1er octobre, dans un communiqué commun, à "la cessation immédiate des hostilités" dans le Haut-Karabakh, ce territoire azerbaïdjanais séparatiste soutenu par l'Arménie. Depuis cinq jours, les combats entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie sont sanglants. La reprise des affrontements, les plus graves depuis 2016, font craindre une guerre ouverte entre Bakou et Erevan, à même de déstabiliser une zone déjà fragile où les intérêts de nombreuses puissances sont en concurrence.
La Russie, la France et les Etats-Unis, qui coprésident le Groupe de Minsk créé en 1992 pour rechercher un accord entre les deux pays, ne sont pas parvenus à trouver un règlement durable du conflit dans ce territoire en majorité peuplé d'Arméniens et ayant fait sécession de l'Azerbaïdjan. Une guerre au tournant des années 1990 y avait fait 30 000 morts.
Laurent Leylekian, spécialiste de l'Asie mineure et du Caucase du Sud, fait le point pour franceinfo sur les enjeux géopolitiques de ce conflit et sur le rôle éventuel des acteurs internationaux dans la résolution de la crise.
Franceinfo : Quels sont les enjeux pour l'Azerbaïdjan et l'Arménie dans ce conflit ?
Laurent Leylekian : Pour l'Azerbaïdjan, c'est essentiellement une question de fierté. Tandis que pour les Arméniens qui vivent dans la région du Haut-Karabakh, c'est une question de vie ou de mort. On présente ce conflit entre deux Etats comme s'il avait lieu sur une terre qui serait vide de population. Or, des gens vivent au Haut-Karabakh. Il y a 150 000 habitants au total, et tous sont Arméniens. Ils se sont constitués en Etat indépendant après la guerre qui a eu lieu entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, il y a trente ans (1988-1994).
Le choix pour ce territoire, c'était d'être indépendant ou d'être mort. Pour comprendre, il faut regarder l'exemple d'une autre enclave : le Nakhitchevan. L'Arménie et l'Azerbaïdjan s'en sont disputé le contrôle et ce territoire dépend aujourd'hui de l'Azerbaïdjan. Au début du XXe siècle, il y avait pas loin de 100% d'Arméniens sur cette terre. Comme au Karabakh. Et en raison d'un processus violent d'homogénéisation ethnique, il n'y a tout simplement plus d'Arméniens sur ce territoire. Ils ont été expulsés ou massacrés. Et c'est précisément cela que craignent les habitants du Haut-Karabakh. Les Arméniens ont gagné la guerre il y a trente ans et aujourd'hui, ils ne veulent absolument pas revenir dans le giron azerbaïdjanais. Ils ont construit un Etat plus démocratique que l'Azerbaïdjan, qui est, rappelons-le, une dictature. Et ils craignent pour leur vie. Car il s'est développé en Azerbaïdjan une rhétorique raciale anti-arménienne très claire.
Pourquoi la Turquie se mêle-t-elle du conflit ?
La Turquie soutient de manière claire et avérée l'Azerbaïdjan. Car il y a une vraie fraternité entre les Turcs et les Azéris. Ce sont des peuples cousins. Ils parlent la même langue et ont même un slogan pour montrer leur union : "Une nation, deux Etats".
Mais pour l'instant, la Turquie se mêle du conflit de manière préventive, pour des raisons qui relèvent de sa politique intérieure. Car en 2023, il y aura des élections générales et Recep Tayyip Erdogan n'est pas du tout sûr de gagner, pour la première fois depuis vingt ans. C'est pour cela qu'il mène des guerres ou des bras de fer un peu partout (on l'a vu en Grèce, en Libye, en Syrie).
Pour Erdogan, une guerre gagnée peut lui permettre de retrouver du prestige auprès de sa population.
Laurent Leylekianà franceinfo
Erdogan a donc poussé le dirigeant de l'Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, à faire la guerre. Ilham Aliyev voulait la gagner rapidement. Ce qui était possible, en théorie, puisque le budget militaire total de l'Azerbaïdjan représente à lui seul celui de l'Arménie et celui du Haut-Karabakh. L'Arménie et l'Azerbaïdjan ne jouent pas dans la même cour de ce point de vue. Mais le Karabakh est un terrain montagneux, difficile d'accès. Donc le conflit s'embourbe.
Désormais, soit Ilham Aliyev réussit à faire une "blitzkrieg" et gagne. Soit il rate et Erdogan renforce sa mainmise sur l'Azerbaïdjan car Bakou sera obligé de demander l'aide militaire et logistique d'Ankara. La Turquie joue donc un rôle déterminant dans ce conflit et entend bien renforcer sa position dans cette zone au détriment de la Russie.
On constate que, pour l'instant, la Russie se mouille peu…
Formellement, la Russie est liée à l'Arménie par l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) : c'est un peu le pendant russe de l'Otan. Si l'Arménie est attaquée, la Russie et les autres membres de l'OTSC sont donc censés intervenir. Mais cette organisation n'a pas le niveau d'intégration et de contrainte de l'Otan, et certains pays d'Asie centrale ne sont pas enclins à soutenir l'Arménie, essentiellement par solidarité ethnique car ce sont des nations turques, comme le Kazakhstan ou le Turkménistan.
D'autre part, les Russes n'interviennent que très peu car ils redoutent de perdre le peu d'influence qu'il leur reste en Azerbaïdjan. C'est exactement ce que veut Erdogan… et ce que veut éviter Poutine.
Enfin, l'Arménie elle-même n'a, jusqu'à présent, pas fait appel aux Russes car elle veut sans doute rééquilibrer le rapport de force et montrer qu'elle peut s'en sortir toute seule. Le pouvoir arménien a longtemps été très inféodé à Moscou. Mais ce n'est plus le cas avec le gouvernement actuel, qui veut que le pays soit respecté par son partenaire russe.
La France a-t-elle un rôle à jouer dans ce conflit ?
Oui, bien sûr. Déjà, institutionnellement : la France est coprésidente du groupe de Minsk de l'OSCE. Cette entité a été mise en place en 1992 pour aider les parties à trouver un accord de paix définitif dans le Haut-Karabakh. En 1994, les Arméniens de cette région sont sortis vainqueurs du conflit et ont obtenu un cessez-le-feu.
Mais depuis, l'Azerbaïdjan refuse catégoriquement de dialoguer directement avec les autorités du Haut-Karabakh. Par conséquent, actuellement, aucune avancée ne peut être envisagée.
La France pourrait avoir un rôle important en contraignant l'Azerbaïdjan à dialoguer avec toutes les parties signataires du cessez-le-feu. Il serait par exemple possible de faire pression sur l'Azerbaïdjan par des moyens économiques. C'est un Etat dont les recettes dépendent exclusivement du pétrole et dont l'argent a été en grande partie spolié par le clan au pouvoir. Si la France et l'Europe commençaient à demander le gel des avoirs de la famille Aliyev un peu partout, cela pourrait contraindre le pays à ouvrir des négociations.
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