Comment le Tabligh, mouvement islamiste fondamental, prospère au Kirghizistan
Le 11 décembre 2015, à Bichkek, la capitale kirghize, deux membres présumés d'un groupe international terroriste ont été tués au cours d'une opération antiterroriste. Ils étaient soupçonnés du meurtre d'un policier en novembre, selon un communiqué de l'AFP. En juillet dernier, les autorités kirghizes ont affirmé avoir déjoué un attentat planifié pour le 17, jour de la fin du ramadan, dans la capitale Bichkek. Un groupe de terroristes avait prévu d'attaquer des bâtiments publics et de s'en prendre à la base militaire russe de Kant.
Comme toute la région centre-asiatique et la Russie voisine, le Kirghizistan s'inquiète de l'influence grandissante de l'Etat islamique. L'an dernier, aucun KIrghize ne combattait dans les rangs de Daech, mais ils seraient environ 500 actuellement en Syrie, où il est très facile de se rendre en passant par la Turquie. Mais ce n'est pas le Kirghizistan qui fournit le plus de recrues pour Daech, c'est le Tadjikistan voisin : beaucoup de travailleurs émigrés sur les chantiers de construction moscovites, mais aussi des «locaux», souvent issus de la minorité ouzbèque. Un coup de filet fin 2014 avait permis d'y arrêter une cinquantaine de jeunes islamistes affiliés au MIO, le Mouvement islamique d'Ouzbékistan (passé d'al-Qaïda à Daech).
La vallée de Fergana, carrefour sur la route de la Soie... puis du djihad
Au Kirghizistan aussi, ce sont plutôt des représentants de cette minorité ouzbèque, mal intégrée comme l'avaient montré une nouvelle fois les affrontements de 2010, qui rejoignent le groupe Khorasan en Syrie. Une tendance qui servirait par ailleurs de prétexte aux autorités kirghizes pour réprimer des opposants politiques sous couvert de lutte contre le terrorisme...
Ce territoire pauvre et montagneux, enclavé à l'extrémité est de l'Asie centrale, avait pourtant bien failli, après deux révolutions, devenir une sorte de modèle démocratique dans la région. Mais les crises géopolitiques, les problèmes socio-économiques et la corruption le font aujourd'hui osciller entre nationalisme radical et montée de l'islamisme. Sans compter l'afflux de néo-talibans venus de l'Afghanistan voisin...
A cheval entre Tadjikistan, Ouzbékistan et Kirghizistan, la vallée de Fergana est un creuset des tensions ethniques et du trafic de drogue. Cette terre d'islam très conservatrice même à l'époque soviétique est vue aujourd'hui par les islamistes radicaux comme un terreau idéal pour instaurer un califat. Le mythique carrefour de la route de la Soie est devenu une plaque tournante du djihad. Les islamistes contemporains s'appuieraient sur un sentiment religieux qui a toujours été puissant dans la vallée et sur des fonds saoudiens pour faire renaître le khanat de Kokand, aboli en 1876, sous la forme d'un Ferganistan, explique David Gaüzere dans l'article «Veillée d'armes au Ferganistan».
L'islam façon kirghize
Après la chute de l'URSS, les anciennes Républiques d'Asie centrale se sont progressivement réislamisées, sans aller jusqu'à adopter la charia ou le voile pour les femmes. Toutes ces populations sont en majorité musulmanes sunnites, mais l'Ouzbékistan sédentaire aurait une pratique plus littérale et dogmatique, et le Kirghizistan nomade une approche plus tolérante, imprégnée par le chamanisme, le tengrisme (religion pré-islamique qui considère le Ciel comme une divinité) et le soufisme. Sur fond de catastrophe économique kirghize, les mosquées ont fleuri dans les villages, souvent financées par l'Arabie saoudite. Leur nombre est passé de 39 avant 1991 à plus de 2.000.
La pratique religieuse kirghize (en lien, un blog avec photos de l'Aid el-Fitr à Bichkek en 2015) est très contrôlée par l'Etat, notamment à travers le Mufti suprême, chargé de promouvoir l'islam traditionnel hanafite (le courant sunnite le plus libéral), par opposition au wahabbisme importé du monde arabe. Son rôle est clairement de détourner les musulmans kirghizes des mouvements religieux extrémistes. Ce mufti, Maksatbek aji Toktomouchev (photo : tweet ci-dessous), a fait le 10 décembre, en conférence de presse, le bilan des actions menées en 2015 (lien en russe) pour lutter contre l'islamisme radical et le terrorisme : cours dans les écoles, universités et administrations, formations aux imams pour qu'ils veillent à présenter le meurtre et le suicide (via des attentats kamikazes par exemple) comme un péché...
«Таблиги Джамаат» - ресурс для распространения традиционного ислама – Максатбек Токтомушев
— «ГАЗЕТА.KG» (@gazeta_kg) December 10, 2015
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Comme «ressource pour répandre le modèle hanafite» (lien en russe), le mufti a mis en avant «le potentiel du Tablighi Jemaat». Ce mouvement islamiste est proscrit dans les Etats d'Asie centrale voisins et en Russie, qui la considèrent comme une organisation extrémiste (il a toujours été interdit au Turkménistan et en Ouzbékistan et l'est depuis 2001 au Tadjikistan et 2013 au Kazakhstan). Cependant, le Tablighi Jemaat reste autorisé au Kirghizistan et s'y développe rapidement depuis une dizaine d'années. Selon le mufti, son caractère non violent justifie de l'utiliser pour «améliorer les relations interethniques et stabiliser la situation dans le pays».
«Les Témoins de Jéhovah de l'islam»
Le Tablighi Jemaat («Association pour la prédication» ou «Propagation de la foi») a été fondé en Inde à la fin des années 20 par Muhammad Ilyas Kandhalawi, un soufi renommé dans toute l’Inde britannique. Le mouvement voulait à la base protéger l'identité musulmane indienne contre l'hindouisme. Il s'est propagé en Inde et au Pakistan, avant de s'exporter en Occident, en commençant par le Royaume-Uni, jusqu'à devenir dans les années 60 le premier mouvement islamiste dans le monde, avec 70 millions d'adeptes. Dans l'URSS des années 60 et 70, ses premiers disciples étaient des étudiants indiens boursiers du gouvernement soviétique. Il est aujourd'hui en perte de vitesse, mais se développe au Kirghizistan.
L'adhérent au Tabligh doit suivre une série de journées d'apprentissage religieux : trois jours d'abord, puis quinze, puis quarante, et enfin quatre mois au Pakistan, en Inde ou au Bangladesh, et ce quel que soit son pays d'origine. Ces quatre mois de «davat» représentent le dernier stade de l'apprentissage. Les tablighis, qui suivent des codes stricts en matière religieuse et vestimentaire (pas de vêtements occidentaux mais une robe, port de la barbe), sont parfois appelés «les témoins de Jéhovah de l'islam». Leurs sorties ou «khourouj» par «patrouilles» de quatre ou cinq consistent à faire du porte à porte dans un quartier, selon un plan établi, pour recruter de nouveaux adeptes, avant de revenir rendre compte de leur mission. Ils peuvent aussi partir sur les routes et passer la nuit dans les mosquées rencontrées en chemin.
L'objectif de ce mouvement ancien, aujourd'hui dépassé par le salafisme, est de répandre l'islam fondamental dans le monde de manière pacifique. Il vise une population pauvre et peu éduquée, selon le principe de l'«islamisation par le bas». Il cherche avant tout à encadrer les jeunes, à les détourner de l'alcool ou de la drogue et à leur inculquer les bases de l’islam : la prière, la lecture le Coran, le «démarchage» de nouvelles recrues. Ses membres font des visites dans les prisons, aident les étudiants à régler leurs problèmes administratifs... Un rôle social mis en avant par le gouvernement kirghize.
Un «sas» vers le radicalisme ?
D'autant que le Tabligh autorisé fait concurrence à une autre organisation, interdite celle-ci après avoir déclaré le djihad contre la police kirghize : Hizb ut-Tahrir (fondé à Amman, en Jordanie), qui compterait environ 8.000 membres au Kirghizistan, et dont la particularité est de recruter aussi des femmes (elles seraient 800 à 2.000), selon un rapport de l'International Crisis Group de 2009 cité par Syvie Lasserre dans son reportage au «Kirghizistan, havre de l'islamisme fondamental». Les deux enverraient des combattants en Syrie. Car malgré son pacifisme, le Tabligh est souvent accusé de servir de «sas» vers des groupes plus radicaux.
Très présent dans les banlieues françaises dans les années 80 et 90, où il a participé à la réislamisation des «Beurs», il est souvent considéré comme une sorte de matrice du djihad. Selon la société privée américaine de renseignement Stratfor, 80 % des islamistes radicaux en France (Moussaoui, Beghal, l'agresseur d'un militaire à la Défense en mai 2013, des jeunes partis de Lunel pour le djihad…) ont été en contact avec le Tabligh. Pour le spécialiste de l'islam politique Olivier Roy, cité par Sylvie Lasserre, «le Tabligh, en tant qu’organisation, reste à l’écart de la politique et n’a jamais encouragé ni soutenu le terrorisme». Mais les gouvernements redoutent que certains de ses adeptes se lassent de l'apolitisme et de la non-violence du Tabligh et passent à des formes d'islamisme plus radicales.
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