Eduardo Manet : "Le peuple cubain a le droit de vivre normalement"
Le rapprochement entre les Etats-Unis et Cuba, initié par Barack Obama et Raul Castro, mercredi, réchauffe l'espoir du cinéaste et écrivain franco-cubain de voir son pays évoluer vers la démocratie.
Certains ont fondu en larmes, d'autres ont crié à la trahison américaine. Quelle que soit sa position vis-à-vis du régime castriste, aucun Cubain n'est resté insensible aux discours simultanés de Barack Obama et Raul Castro, mercredi 17 décembre, annonçant la normalisation des relations entre les Etats-Unis et Cuba.
Pour l'écrivain, cinéaste et dramaturge Eduardo Manet, né à Santiago de Cuba il y a 84 ans, l'hésitation est grande entre espoir et inquiétude. L'auteur de Mes années Cuba, Rhapsodie Cubaine et D'amour et d'exil, a vécu quarante-six ans loin d'une île qui hante son œuvre. Et qui, selon lui, lui tend à nouveau les bras.
Francetv info : Avez-vous ressenti quelque chose de particulier après le discours de Barack Obama ?
Eduardo Manet : Bien entendu. Parce que le peuple cubain, pour qui j'ai un immense respect, mérite un retour à la normalité. Avant la révolution, avant même le coup d'Etat de Batista [en 1952], les relations avec les Etats-Unis étaient très bonnes. Je ne parle pas de l'impérialisme économique, mais de culture. Les musiciens de jazz et de musique cubaine échangeaient beaucoup. Les Cubains, moi le premier, aimaient beaucoup le cinéma américain. Il existait une relation d'amitié très profonde entre ces deux peuples, qui a été interrompue pendant trop longtemps. J'espère que maintenant, les rapports entre ces deux pays vont ressembler à ceux que Cuba entretient avec la France.
Qu'est-ce que cette normalisation change pour un Cubain expatrié ?
Tout dépend à quel Cubain de l'étranger on parle. Hélas, nous sommes divisés en deux camps : il y a ceux, dont certains de mes très proches amis, qui affirment que ça ne change rien. Ils continuent à penser que l'embargo américain est nécessaire, parce que le lever serait un cadeau fait à Castro. Et d'autres, comme moi, qui estiment au contraire que l'embargo ne sert à rien, car il donne des excuses au régime et provoque la misère du peuple cubain. De toute façon, c'est un gruyère. Sans les envois d'argent clandestins par les exilés, le régime se serait effondré. Maintenir l'embargo, c'est incohérent d'un point de vue philosophique et éthique.
Assistons-nous à un moment fondateur ?
Je l'espère, mais il y a surtout un élément à retenir : l'intervention du pape François, un Argentin, qui connaît très bien l'Amérique latine, et qui sait que presque tout le continent est aujourd'hui à gauche. Il sait aussi que la révolution cubaine y est un mythe intouchable. Tout comme Che Guevara. D'ailleurs, ce pape est en train de devenir mythique, lui aussi. Il faudrait imaginer un texte où le Che rencontre le pape 'Francisco'. Quelle pièce magnifique cela ferait !
Vous avez quitté Cuba, mais votre jeunesse était plutôt celle d'un révolutionnaire, proche de Castro...
Tout jeune, je faisais partie d'un groupe d'intellectuels cubains, avec la fine fleur des écrivains, des cinéastes et des artistes. Notre groupe comptait un jeune garçon, très sympa, qui avait un grand frère qui était un athlète beau parleur. Ce jeune homme amateur de cinéma s'appelait Raul Castro. On était marxistes, proches du vieux Parti communiste, car c'était le seul moyen de s'opposer à l'impérialisme "yankee" et au fascisme qui menaçait.
Pourquoi avoir choisi l'exil en France ?
En 1951, je pars pour la France, pour poursuivre mes études. Puis la dictature de Batista m'empêche de revenir. Juste après la révolution de 1959, mes amis me proposent de revenir et je deviens directeur de la Compagnie nationale de théâtre cubaine. J'ai alors beaucoup de moyens, de quoi réaliser dix films. Et je voyage partout, en URSS, en Allemagne de l'Est, en Pologne. J'y vois le cynisme des apparatchiks, loin du romantisme de notre révolution. Je commence à avoir peur que la même chose arrive à Cuba. En 1965, Fidel Castro crée le parti unique, et les homosexuels sont persécutés. Je comprends que c'est le début. Trois ans plus tard, en 1968, c'est le "printemps de Prague". Le régime soutient la répression soviétique qui écrase le peuple tchèque, dont de nombreux amis à moi. Je profite finalement d'un voyage en France, le pays de ma femme et de mon fils, pour y rester.
Mais Cuba n'a pas cessé de vous inspirer, notamment dans vos romans...
Mes amis me taquinent souvent avec ça en me disant : "Eduardo, tu as quitté Cuba, mais Cuba ne t'a jamais quitté." On pourrait presque faire ma psychanalyse avec mes romans. J'ai évoqué ma mère avec La mauresque (Gallimard, finaliste Goncourt 1982), mon adolescence dans L'île du lézard vert (Flammarion, Goncourt des lycéens 1992) ou mon départ dans D'amour et d'exil (Grasset, 1999).
N'avez-vous jamais perdu l'espoir de revoir votre pays ?
Si. Très souvent. En 1952, à cause de la dictature de Bastista, je me suis dit : "Je ne reviens plus". Parce que je voyais la dictature durer quarante ans. J'ai alors choisi de ne plus écrire en espagnol au profit du français. Depuis, la France, c'est mon pays ! Mais en avril 2014, j'ai été invité par l'ambassade de France au premier Festival de théâtre de La Havane, grâce à l'assouplissement des conditions d'entrée des étrangers [Eduardo Manet a obtenu la nationalité française depuis 1979]. Et quelque chose est revenu. J'ai revu le Malecon, la promenade de La Havane. Mon écriture a renoué avec ma langue natale. Je viens d'ailleurs de terminer un roman en espagnol, un thriller réunissant une juge catalane et une policière cubaine. J'ai aussi pour projet de monter une pièce que j'ai écrite, un monologue sur sainte Thérèse d'Avilla, dont la première mondiale sera donnée en octobre à La Havane.
Etes-vous optimiste quant à une future ouverture du pays ?
Mais Cuba a déjà changé ! Le directeur de la cinémathèque actuel a récupéré tous mes films, dont une comédie musicale à succès, Un Dia en el solar, et l'a diffusé à la télévision cubaine, alors que cela fait quarante-six ans que j'ai quitté le pays ! Il y a des possibilités pour que les choses bougent. Raul Castro est pragmatique, il sait qu'il doit ouvrir son pays, sinon ça peut mal se passer, comme ce fut le cas lors du "printemps arabe". A la Havane, il y a plein de petites épiceries partout depuis que l'on peut librement créer son entreprise. Récemment, ce sont les étrangers et les Cubains en exil qui sont autorisés à faire de même. C'est une main tendue. Et les exilés qui la refusent, notamment aux Etats-Unis, commettent une erreur. Parce que cette main tendue permettra un passage progressif vers une sorte de démocratie.
Pour autant, l'embargo des Etats-Unis n'est pas levé car l'opposition américaine s'y refuse...
Il existe un Monsieur Rubio [un sénateur républicain américain d'origine cubaine opposé à la levée de l'embargo], qui se trouve très beau et se voit futur président des Etats-Unis, et vise le vote des Cubains exilés. C'est un crétin, car toute l'Amérique latine, et les électeurs qui en sont originaires, souhaitent une normalisation des relations entre les Etats-Unis et Cuba.
Qu'est-ce qui pourrait empêcher ce rapprochement ?
Je crains la bêtise de certains extrémistes, qui pourraient vouloir provoquer le régime cubain. Sous la présidence de Jimmy Carter, dans les années 1970, il avait déjà été question d'une levée de l'embargo. De petits avions ont alors été envoyés au-dessus de Cuba, pour larguer des tracts anti-Castro. Une provocation politique à laquelle Fidel a répondu en abattant un de ces appareils. S'il devait y avoir une nouvelle provocation, je redoute une réponse brutale de Cuba. Tout cela reste encore très fragile, car on ne peut pas contrôler la haine. Mais il est temps que tout cela s'arrête. La guerre est finie, la révolution aussi. Le peuple cubain a le droit de vivre normalement.
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