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Emmanuelle Gatien sur le «journalisme d'excellence»

Emmanuelle Gatien est post-doctorante. Elle travaille notamment sur les évolutions du journalisme, les prix journalistiques, les questions politiques et les standards d’excellence. Elle est l'auteur de "Prétendre à l'excellence. Prix Albert Londres, prix journalistiques et transformation du journalisme".
Article rédigé par Pierre Magnan
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 4min
Le journaliste Jean-Robert Viallet s'exprime, le 3 mai 2010 à Paris, après avoir reçu le Prix Albert Londres pour sa série documentaire intitulée «La mort du travail», diffusée sur France 3. (LIONEL BONAVENTURE)

A l'occasion du prix Albert Londres, Géopolis a interrogé l'universitaire sur ce qu'elle appelle le journalisme d'excellence et sur les transformations de la profession.

Qu’est-ce qu’un « bon » journaliste ?
Si l’on considère le palmarès du Prix Albert Londres, le profil-type du «bon» journaliste serait celui d’un homme, grand reporter, fortement diplômé, travaillant dans la presse nationale généraliste, plutôt porté sur des sujets internationaux ou les conflits, et bénéficiant souvent d’une notoriété acquise dans le champ littéraire (85% des lauréats du Prix ont publié un livre au cours de leur carrière, 61% au moment où le prix leur est décerné !).
Le «bon» journaliste se veut aussi «engagé». Il défend un journalisme de «missions», «à la Albert Londres» : de témoignage, d’engagement, d’humanisme...
Ce profil se double d’une «indépendance» professionnelle déclarée à l’égard des enjeux économiques et «étatiques» (ils sont – du moins dans les discours des journalistes – minorés, voire déniés) : toute adhésion aux logiques commerciales est exclue, à contre-courant des évolutions contemporaines dominantes.

Quelles évolutions voyez-vous dans ce métier et l'excellence que vous attribuez à Albert Londres?
Parallèlement à ce profil que l’on retrouve au fil du temps, des éléments de changement sont aussi repérables dans le «bon» journalisme à la française. En témoigne l’intégration au palmarès de nouveaux formats d’expression, comme les sujets de société à partir des années 1980 ou les portraits à partir des années 1990, avec l’essor d’un journalisme ethnographique.
Mais ces évolutions ont pu s’imposer aussi parce qu’elles allaient dans le sens des pratiques initialement valorisées par le Prix : des qualités d’écriture, d’analyse, de décryptage s’inscrivant dans des formats longs et définissant une production intellectuelle (par opposition aux critères de compétence technique à l’œuvre dans le reste de la profession).
En se posant comme le bastion d’un journalisme devenu impossible, le Prix s’inscrit en faux contre les évolutions actuelles de la profession et entretient en modèle d’excellence des pratiques devenues rares.
 
Qu'est ce qui ressort de vos travaux sur les prix Albert Londres?
Parmi les principales dimensions mises en évidence, j’ai pu montrer que certaines des transformations à l’œuvre dans la profession sont aussi repérables pour cette fraction qui constitue «l’élite» journalistique : la féminisation, la précarisation, l’augmentation du niveau de diplôme y sont aussi observables, même si ce constat est à nuancer. Certes, les données du Prix confirment l’augmentation du niveau de diplôme et le poids croissant des écoles de journalisme et de Sciences Po, mais il s’avère que, contrairement à l’ensemble de la profession, les titres scolaires les plus élevés sont le fait des femmes, plus diplômées que les hommes et davantage issues de Sciences Po.
Pour autant, le Prix Albert Londres tend à récompenser plutôt des hommes (pour certaines qualités viriles) que des femmes : la féminisation est nettement plus réduite que dans l’ensemble de la profession. Les normes d’excellence, définies et incarnées par des hommes, contribuent à ancrer le grand reportage dans un univers masculin.

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