"On veut qu'il y ait une vie dans cette rivière" : à Sivens, la sécheresse ravive le conflit entre pro et anti-barrage
Une version réduite du barrage de Sivens (Tarn), abandonné après la mort de Rémi Fraisse en 2014, pourrait être votée en septembre. Un ouvrage décrié par les écologistes mais réclamé par les agriculteurs, touchés par une sécheresse chronique.
"Regardez-moi ces crevasses, je peux y passer la main !" Devant son champ de pommes de terre, Jean-Louis Marty ne parvient pas à dissimuler son dépit. La sécheresse qui frappe cet été l'exploitation de ce maraîcher en phase de conversion bio a provoqué de profondes fissures dans la terre. "J'ai mis un coup de pelle, j'ai cru que j'allais faire un voyage au centre de la Terre !" s'exclame son épouse Evelyne, qui vient de récolter deux cagettes de patates.
Depuis plusieurs semaines, la petite rivière qui borde leur terrain d'une vingtaine d'hectares situé aux confins du Tarn, du Tarn-et-Garonne et de la Haute-Garonne, et qui sert à irriguer leurs cultures, ne donne plus qu'un filet d'eau. Alors que début juin, le Tescou crachait encore 138 litres par seconde (l/s), le débit du cours d'eau ne s'établissait plus qu'à 7 l/s mardi 30 juillet, selon les dernières mesures effectuées. Un chiffre bien inférieur au débit de crise, fixé par les autorités à 20 l/s. "Je n'avais jamais vu un phénomène aussi marqué depuis la grande sécheresse de 1976", commente Jean-Louis Marty, soumis, comme les autres agriculteurs de la vallée, à des restrictions de pompage depuis le 4 juillet.
A quelques kilomètres de là, entre Gaillac et Montauban, Florian Belot, jeune éleveur à la tête d'un troupeau de 250 bovins et d'une centaine de porcs, craint de ne plus pouvoir nourrir ses bêtes, malgré ses 110 hectares de cultures. "De toute façon, il n'y a pas d'eau. Donc restriction ou pas, le résultat est le même : on ne pompe rien du tout", se lamente l'agriculteur, qui a repris il y a cinq ans la ferme familiale. Devant les plants de maïs aux feuilles jaunies, les grands enrouleurs d'arrosage restent désespérément inactifs, privés de ressources. "Il va nous manquer cette année entre 300 et 400 tonnes de fourrage", prévoit-il. Florian Belot va donc devoir en acheter.
Ça va mettre notre trésorerie dans le rouge, on va mettre trois ans à s'en remettre… jusqu'à la prochaine sécheresse.
Florian Belot, agriculteur
à Beauvais-sur-Tescou (Tarn)à franceinfo
Alors que faire ? Pour les agriculteurs de la vallée, la réponse coule de source : seule une retenue d'eau en amont, qui stockerait les surplus d'eau en hiver pour les relâcher l'été, pourrait, selon eux, les sauver. Une solution qui rappelle beaucoup le projet de barrage de Sivens, abandonné il y a quatre ans après l'installation d'une ZAD pour s'opposer à l'ouvrage sur les rives du Tescou et la mort du jeune militant Rémi Fraisse, tué par un lancer de grenade offensive effectué par les forces de l'ordre le 26 octobre 2014.
"Un processus exemplaire"
Pour sortir de l'impasse, l'Etat a initié en 2017 un "projet de territoire", un nouveau mécanisme permettant de réunir élus locaux, agriculteurs, associations, défenseurs de l'environnement, et de parvenir à des solutions concertées au sein d'une "instance de co-construction" (ICC). Pendant plusieurs mois, 52 acteurs de la vallée du Tescou se sont retrouvés autour de la table et se sont engagés à respecter la confidentialité des discussions les plus sensibles. Au menu : l'aide à l'installation d'agriculteurs, le développement de pratiques agro-écologiques ou encore la sécurisation des revenus agricoles. Mais aussi et surtout, l'élaboration d'un projet pour répondre aux besoins en eau.
"Le processus a été exemplaire", martèle Maryline Lherm, maire de Lisle-sur-Tarn et coprésidente de l'ICC, qui met en avant le "consensus" obtenu sur "presque tous les sujets". Presque tous, mais pas celui qui déchaîne les passions depuis tant d'années : comment amener de l'eau dans cette vallée ?
Depuis 2017, les parties prenantes étudient différentes options : utilisation de l'eau stockée dans des petites retenues déjà existantes, création de retenues alternatives, pompage et acheminement par canalisation des eaux du Tarn… Mais c'est bien la création d'une retenue de 750 000 à 1 million de mètres cubes sur le Tescou qui tient aujourd'hui la corde.
Porté par le conseil départemental du Tarn, le projet a été présenté début juillet lors d'une réunion de l'instance de co-construction. L'ouvrage serait réalisé à seulement 330 mètres en amont du projet de 1,5 million de mètres cubes abandonné en 2015. Tout comme son prédécesseur, il aurait pour conséquence de submerger la zone humide du Testet, ardemment défendue par plusieurs associations écologistes.
La zone humide à nouveau menacée
Avant d'accepter de se remettre autour de la table, ces associations avaient obtenu comme préalable la réhabilitation de cette zone humide, déboisée et défigurée par les premiers coups de pelleteuses en septembre 2014. Le naturaliste Christian Conrad, de l'association de préservation de la nature Apifera, arpente les lieux avec nostalgie. "Malheureusement, elle ne reviendra pas comme avant", déplore-t-il en se frayant un chemin au milieu de la végétation qui repousse timidement.
La zone humide a une fonction écosystémique. Comme une éponge, elle retient l'eau l'hiver et la relâche en été.
Christian Conrad,
de l'association Apiferaà franceinfo
Détruire une zone humide pour lutter contre les effets de la sécheresse ? Une hérésie pour Christian Conrad, déçu par la tournure des événements. "On est revenus en 2013 ! Le projet de territoire n'a servi à rien. On se moque du monde", s'agace le septuagénaire.
La construction d'un barrage sur la zone humide, même réduit par rapport au projet initial, constitue une ligne rouge pour les associations écologistes. Plus généralement, ces dernières estiment que les retenues d'eau jouent, à long terme, un rôle néfaste pour l'environnement : l'eau retenue ne s'infiltre pas dans les sols, n'alimente pas les nappes phréatiques et s'évapore davantage. "Les barrages aggravent la sécheresse", conclut Christian Pince, membre du collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet.
Autre inconvénient mis en avant par les associations : l'impact sur la biodiversité. "Les eaux stagnantes, plus chaudes et moins oxygénées, ne permettent pas d'abriter de nombreuses espèces exigeantes sur la qualité des milieux", écrit ainsi France nature environnement dans une note dénonçant "une fausse solution face au dérèglement climatique". Enfin, les écologistes s'interrogent sur les réels besoins en eau de la vallée et contestent les évaluations chiffrées réalisées par la chambre d'agriculture.
"Ce n'est pas un barrage, c'est une mare !"
Dans la vallée, ces arguments font bondir. "Je n'ai peut-être pas fait de grandes études, mais moi, je n'arrive pas à comprendre comment, en stockant de l'eau, on aggrave la sécheresse", rétorque Laurent Viguier, co-secrétaire général de la FDSEA du Tarn, le syndicat agricole majoritaire.
Sans les ouvrages construits par nos ancêtres, je ne sais pas comment on ferait aujourd'hui !
Laurent Viguier, co-secrétaire général de la FDSEA du Tarnà franceinfo
L'utilisation du mot "barrage" par les opposants et les médias est contestée. "A force, les gens s'imaginent un gros barrage EDF, mais ça n'a rien à voir. Ce qu'on va faire, ce n'est pas un barrage, c'est une mare !" proteste Maxime Durand, qui cultive des céréales, de l'ail de semence ou encore du tabac à Lisle-sur-Tarn. Avec son frère Thomas, il s'étonne encore que ce "projet local" ait pu provoquer un tel battage médiatique.
S'ils mettent en avant leurs problèmes d'irrigation, les pro-barrage attaquent aussi les écologistes sur leur propre terrain. "Nous, on veut d'abord qu'il y ait une vie dans cette rivière. Qu'on m'explique quel poisson peut vivre dans une lame de 5 cm d'eau", s'insurge Pascale Puibasset, responsable de l'association Vie eau Tescou et adjointe au maire à Lisle-sur-Tarn. La maire de la commune, Maryline Lherm, ajoute que la rivière est devenue "un lit à phosphore", le faible débit du cours d'eau ne parvenant pas à diluer suffisamment les rejets de trois stations d'épuration.
Entre pro et anti-barrage, les échanges initiés il y a deux ans commencent à virer au dialogue de sourds. Comme si ce projet révélait les fractures entre deux mondes qui ne se comprennent plus. "Ce n'est pas les environnementalistes versus les agriculteurs, mais deux visions de l'agriculture qui s'opposent", estime Axelle Patoureau, productrice à Salvagnac et responsable locale de Nature et progrès, une association qui milite pour une agriculture bio, à taille humaine, privilégiant les circuits de proximité.
Avec l'argent du barrage, il y aurait bien mieux à faire. Pourquoi ne pas rémunérer des techniciens agricoles qui nous formeraient aux bonnes pratiques ? Cultiver des cultures moins gourmandes en eau, vendues localement, qui alimentent le bétail local ?
Axelle Patoureau, responsable
locale de Nature et progrèsà franceinfo
"Je suis d'accord pour dire que l'eau doit être partagée, mais je ne veux plus entendre dire que les agriculteurs la gaspillent", répond Jean-Louis Marty, un ancien de la Confédération paysanne passé à la FNSEA il y a une quinzaine d'années. "L'eau est vitale, il nous en faut absolument", souligne l'agriculteur. "Et les gens de la vallée commencent à en avoir sérieusement marre d'attendre", prévient de son côté Laurent Viguier (FDSEA).
Le projet de barrage devait être soumis au vote au sein de l'instance de co-construction le 15 juillet, mais la réunion a été annulée et reportée à la rentrée. Officiellement pour se laisser le temps d'étudier une contre-proposition, déposée par les associations écologistes. Mais aussi pour calmer des esprits qui recommencent à s'échauffer. Début juillet, un groupe de zadistes a fait irruption à la fin d'une réunion du projet de territoire. En cas de validation du barrage, le spectre d'une nouvelle occupation de la zone du Testet hante tous les esprits.
"C'est sûr qu'il y aura à nouveau une ZAD", prédit un agriculteur, qui refuse cependant de céder aux pressions "de gens venus de l'extérieur". Optimisme ou méthode Coué, la maire Maryline Lherm se refuse à imaginer une telle éventualité : "La population ne peut pas revivre ce qu'elle a vécu. Si tout le monde est raisonnable, ça ne peut plus se reproduire."
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