Biodiversité : comment le thon rouge, autrefois classé espèce en danger, a retrouvé la pêche
Avant d'être un exemple à suivre, la folle histoire du thon rouge de l'Atlantique a été l'illustration du déni des autorités face aux alertes des scientifiques sur les méfaits de la surpêche.
Bonne nouvelle : le thon rouge de l'Atlantique n'est plus une espèce "en danger". C'est ce qu'a annoncé l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), en septembre, lors de son congrès à Marseille, classant désormais le Thunnus thynnus dans la catégorie "préoccupation mineure" de sa liste rouge. Décimé par la surpêche et la pêche illégale, ce gros prédateur, convoité pour sa chair, a bien failli disparaître de régions qu'ils sillonnent depuis la nuit des temps. Une mobilisation inédite, des discussions dans les plus hautes instances internationales et une "thonmobile" lancée à la poursuite de Bruno Le Maire (alors ministre de l'Agriculture), sont parvenues à sauver in extremis les stocks de thon rouge. Alors que s'est ouvert le One Ocean Summit, mercredi 9 février, à Brest, retour sur un succès porteur d'espoir pour nombre d'espèces marines.
Le déclin d'un géant des mers
Le thon rouge de l'Atlantique peut atteindre la taille d'une vache. Il se reproduit essentiellement en Méditerranée mais peut parcourir 200 km en une journée et voyager, au cours de sa longue vie – qui peut atteindre la quarantaine –, des calottes glaciaires aux côtes brésiliennes en passant par les bords de la mer Noire. "C'est un animal fantastique", résume Tristan Rouyer, spécialiste du thon rouge à l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer).
Dans les années 1980 et 1990, sa consommation a explosé, portée par le marché japonais, friand de sa chair rouge qui se déguste notamment en sushis et autres sashimis. Dès 1996, la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l'Atlantique (CICTA) déclare le thon rouge en surexploitation. "Mais jusqu'à 2006, il a continué d'être surexploité", explique le scientifique. L'instance, et les grands Etats pêcheurs de thons rouges qui y sont représentés, au premier rang duquel se trouve la France, suivie de l'Espagne, est incapable de suivre les recommandations de son propre conseil scientifique.
"Les scientifiques disaient qu'il ne fallait pas pêcher plus de 15 000 tonnes par an pour ne pas aggraver la situation. Mais le quota décidé politiquement était de 30 000 et la pêche réelle de 60 000", assure François Chartier, chargé de campagne Océan chez Greenpeace.
"On pêchait quatre fois ce que le stock réel pouvait encaisser sur une année."
François Chartier, spécialiste des océans chez Greenpeaceà franceinfo
"Les licences avaient été attribuées à des niveaux bien au-dessus de ce que les quotas pouvaient satisfaire, avec 36 bateaux en Méditerranée. On avait créé les conditions pour un emballement complet. C'était catastrophique."
Une mobilisation face au "déni"
En travaillant sur la campagne lancée par Greenpeace sur la question du thon rouge, dès 2006, François Chartier ne constate alors que du "déni", "le déni sur la réalité de ce qu'on dénonce et expose et donc le refus de discuter avec les ONG, à la fois au niveau national ou au niveau de la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l'Atlantique".
Dans les ports méditerranéens français, les patrons de pêche de ces grands thoniers assurent, dans une exagération toute "folklorique", qu'"il faut pousser les thons pour voir la mer". Quand l'ONG et son navire, le Rainbow Warrior, arrivent à l'entrée du port de Marseille, elle est reçue par des lances à incendie. "On a été attaqué par l'ensemble de la flottille thonière qui était venu de Sète et des différents ports de Méditerranée pour nous accueillir, se souvient François Chartier. C'était violent."
Le grand public, lui, n'est pas sensibilisé. "Parce que la particularité du thon rouge, c'est qu'il est pêché par des Français et des Espagnols, mais les poissons sont engraissés à Malte, en Turquie ou aux Baléares (dans des fermes marines). Ils ne débarquent pas sur les quais et partent à l'export, essentiellement au Japon. Personne n'était au courant." Mais au fil des campagnes, et grâce à l'attrait des médias pour cette guerre entre pêcheurs et ONG, le message passe. Quelques supermarchés décident alors de ne plus commercialiser de thon rouge. Un geste "symbolique", explique le militant, qui contribue à alerter sur la situation, jusqu'au "tournant" de la mobilisation en 2010.
Cette année-là, Monaco demande le classement du thon rouge de l'Atlantique à l'annexe I de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (Cites). Une telle décision interdirait purement et simplement le commerce international du thon rouge. Un coup de pression énorme pour ce "business qui s'inscrit par nature dans une chaîne internationale", explique François Chartier. Les pays réticents – "la France, l'Union européenne et les Etats-Unis" – revoient leur position. Au Sénat, on interpelle le ministre de l'Agriculture et de la Pêche, Bruno Le Maire, sur la question, tandis que Greenpeace le suit à la trace avec sa "thonmobile", une voiture avec un énorme thon factice accroché sur le toit.
Pour contraindre à l'action le principal pays pêcheur de thon rouge de l'Atlantique, l'ONG mène des actions sur la Seine à l'occasion de la conférence de la CICTA, qui se tient en novembre 2010 à Paris. Les militants brandissent des pancartes : "thon rouge : 5 jours pour vivre", en référence à la durée de la conférence susceptible de sceller le destin du thonidé.
L'application d'une réglementation stricte
Les pays de la CICTA finissent par accepter que la capture soit strictement limitée aux poissons de plus de 30 kg. En quelques années, une série de mesures vient restreindre la pêche. Les thoniers français sont soumis à des amendes, contraints de réparer les dégâts d'années de pêche illégale. On restreint le nombre de bateaux et le quota de pêche du thon de l'Atlantique est fixé à 12 900 tonnes en 2011. La France, minée par sa "dette thon", se voit dans les faits limitée à capturer un millier d'animaux. Pour s'en assurer, des contrôles strictes sont mis en place, les pays de l'UE envoyant des bateaux de guerre surveiller l'activité.
Surtout, les thoniers se plient aux réglementations. "On a vu un gros changement de mœurs et ensuite une excellente coopération avec les scientifiques", se réjouit Tristan Rouyer, de l'Ifremer. Il peut désormais compter sur l'aide des pécheurs, qui le reçoivent volontiers à bord pour mener ses travaux. "Ils se mettent à ma disposition pour m'aider, je pars faire la saison de pêche à la senne [technique de pêche qui consiste à capturer les poissons à la surface en pleine eau en les encerclant à l'aide d'un filet de pêche] avec un armement. Je vois tout", assure-t-il. "Il y a plusieurs années, cela aurait été compliqué oui... Très compliqué", reconnaît le scientifique.
Le retour d'un poisson résilient
En posant des balises sur ces géants des mers, Tristan Rouyer étudie les allées et venues des bancs de thons rouges de l'Atlantique, mais aussi leur nombre. Une activité plutôt réjouissante :
"Depuis 2012, toutes les évaluations que nous avons faites ont montré que le stock allait de mieux en mieux. Tous les indicateurs vont dans le sens d'un stock qui augmente encore."
Tristan Rouyer, spécialiste du thon rouge à l'Ifremerà franceinfo
L'amélioration se voit même du ciel, à bord d'avions envoyés au-dessus du golfe du Lion pour les répertorier. "Au pire moment de la crise, au début des années 2000, sur 10 à 12 vols entre le mois d'août et septembre, on voyait 60 bancs de thon. Le plus récemment, on a pu voir 300 bancs de thon en un vol", témoigne Tristan Rouyer. Une révolution opérée en une décennie, à peu près le même temps qu'il aura fallu pour mettre l'espèce – qui n'a toutefois jamais été menacée d'extinction – en péril.
Mais avec l'amélioration de la condition du thon rouge de l'Atlantique est arrivé le temps de la hausse des quotas. Ils sont portés à 36 000 tonnes en 2002. Mais cette tendance inquiète le responsable de Greenpeace, pour qui ces décisions réduisent les chances que l'espèce n'atteigne son rendement maximum durable, à savoir ce "point d'équilibre de la population, qui fait qu'en gros on ne pêche pas plus que ce que le stock produit". Il appelle ainsi à maintenir la vigilance et pointe par ailleurs des dysfonctionnements dans la répartition des quotas, qui favorisent les industriels au détriment d'une pêche artisanale, jugée plus respectueuse de la ressource.
Cette campagne reste toutefois une réussite pour celles et ceux qui militent pour la sauvegarde des écosystèmes marins. "Elle a permis, pendant un moment au moins, de créer une prise de conscience, sur le thon rouge, mais plus globalement sur le problème de la surpêche", estime François Chartier. Alors que s'ouvre le One Ocean Summit, il estime que cette saga du thon rouge "a exposé les dysfonctionnements des organisations régionales de gestions des pêches – telle que la CICTA – et fait émerger la question de la gouvernance de la haute mer".
Pour Tristan Rouyer, cet épisode recèle aussi un enseignement de taille, applicable à d'autres espèces, parfois moins résilientes que le thon rouge de l'Atlantique : "Quand il y a une volonté politique de mettre en place les recommandations des scientifiques, on voit tout de suite des effets. La mise en place de contrôle a permis de retourner la situation, et cela, c'est valable pour toutes les pêcheries."
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