Biodiversité : pourquoi des associations s'opposent à la réintroduction du grand tétras dans les Vosges
Ils ont pu prendre leur envol dans un nouveau paysage. Neuf grands tétras capturés en Norvège ont été relâchés, vendredi 26 avril, dans la réserve naturelle du Grand Ventron, massif vosgien à cheval sur l'Alsace et la Lorraine. D'ici cinq ans, le parc naturel régional des Ballons des Vosges, qui pilote l'opération, espère réintroduire sur son territoire 200 de ces grands gallinacés emblématiques de la région, au rythme de 40 oiseaux par an. Objectif : empêcher la disparition du grand tétras, en danger critique d'extinction dans les Vosges.
En chœur, les associations SOS Massif des Vosges, Vosges nature environnement, Oiseaux nature, Avenir et patrimoine 88 ainsi que Paysage nature et Patrimoine de la montagne vosgienne crient à la fausse bonne idée. Si leurs arguments n'ont pas convaincu la justice administrative, qui a donné vendredi le coup d'envoi de cette mission de sauvetage polémique, ils soulèvent cependant la question de la maladaptation, à l'heure où les écosystèmes sont toujours plus fragilisés par le réchauffement climatique et les activités humaines.
Un oiseau qui aime le froid
"Alors qu'aujourd'hui, on réintroduit des arbres qui viennent du sud pour les acclimater aux Vosges, (...) on va chercher des animaux dans le Grand Nord pour les réaclimater, là ou le climat se réchauffe", a pesté Dominique Humbert, président de SOS Massif des Vosges, à l'antenne de BFM Alsace. "C'est absurde !" Pour les associations opposées à l'opération, l'évolution des températures dans les Vosges n'est en effet pas compatible avec la survie du grand tétras, un amoureux du froid.
"Ces dernières années, le massif vosgien a connu des printemps précoces, détruisant les nichées devenues précoces, par le retour de gelées tardives et de fortes et longues précipitations", abonde Vosges nature environnement dans un communiqué. "Avec les épisodes de sécheresse, qui deviennent hélas récurrents, la maturation de la myrtille peut être stoppée et la ressource alimentaire du grand tétras fortement impactée", poursuit l'association, rappelant qu'"un manteau neigeux assez long dans le temps est vital pour sa survie".
Un écosystème qui se réchauffe
Selon une étude sur l'évolution du climat et de l'enneigement commandée par la région Grand Est et réalisée par Météo-France en 2023, la température hivernale, de décembre à avril, devrait sous l'effet du réchauffement climatique enregistrer d'ici 2060 une hausse comprise entre +1,1°C et +1,9°C par rapport à la période 1985-2006, selon les divers scénarios du Giec. A la fin du siècle, la fourchette s'étend de +1,2°C à +4°C, loin, très loin, des standards du grand tétras. Un avenir climatique "incertain" qui "devra faire l'objet d'un suivi attentif dans le cadre de ce projet", note le parc naturel régional des Ballons des Vosges dans son communiqué (PDF).
Dès février 2023, le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel de la région Grand Est, sollicité par le parc naturel régional des Ballons des Vosges, rendait ainsi un avis "défavorable" à l'introduction de grands tétras venus du nord.
"On ne peut pas éliminer d'entrée de jeu l'hypothèse selon laquelle (...) l'écosystème vosgien pourrait, dans les prochaines années, du fait du réchauffement climatique, se révéler inadapté au maintien d'une population de grand tétras."
Le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel de la région Grand Estdans son avis
Et ce notamment "faute de la possibilité pour cette espèce de monter en altitude dans les Vosges". Dans son dossier, le parc naturel régional met en avant la "relative 'plasticité' climatique" de l'espèce, mais concède que le grand tétras "peut subir les effets d'une altération de son habitat lui-même impacté par le changement climatique".
Une région de moins en moins calme
Le grand tétras n'est pas le seul à abandonner les Vosges, faute de froid et d'enneigement. Si l'Union internationale pour la conservation de la nature recense actuellement 756 espèces menacées dans le Grand Est, les acteurs du tourisme pointent régulièrement le rôle de l'humain (et plus particulièrement du skieur) dans l'écosystème économique local. Pour pallier des saisons hivernales incertaines, les stations de moyennes montagnes se tournent de plus en plus vers un tourisme "nature" mieux réparti sur l'année mais qui pourrait, selon les opposants, nuire à un critère primordial à la survie du grand tétras : le calme.
Ainsi, dans son avis de février 2023, le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel de la région Grand Est pose la question de l'augmentation de la fréquentation humaine du massif, lié "par exemple au développement du tourisme/activités de loisirs '4 saisons'". Il pointe par ailleurs "l'avenir des forêts, des pratiques sylvicoles, des risques croissants d'incendie et des mesures d'aménagement qui vont obligatoirement en découler".
Pour Dominique Humbert, cité par BFM Alsace, la réintroduction de l'espèce doit ainsi s'accompagner de "mesures importantes" de cohabitation avec l'homme, comme de couper l'accès aux véhicules motorisés à la route qui traverse le Gazon du Faing pendant une période s'étirant jusqu'à la mi-juillet, et non uniquement en hiver comme actuellement. "Cela permettrait d'améliorer considérablement le territoire d'accueil de ces oiseaux, qui nécessite de la quiétude, du calme", estime-t-il, rappelant que le bruit "contribue à leur disparition".
Un pari risqué plutôt que l'inaction
Pour sa part, le parc naturel régional des Ballons des Vosges assure que le projet s'accompagne de travaux de restauration des écosystèmes, mais aussi "d'actions d'amélioration de la quiétude [canalisation de la fréquentation, renforcement de la signalétique, plan de circulation et fermeture d'accès]" ou encore de "la mise en place d'un groupe de travail avec les acteurs socio-économiques pour intégrer les enjeux environnementaux dans les pratiques".
Si certains estiment que cette opération est vouée à l'échec, les autorités assument de tout tenter pour que les Vosges continuent d'accueillir des grands tétras, quitte à se lancer dans un pari à 200 000 euros par an, issus d'enveloppes de l'Etat et de la région. "Le parc en tant que structure ne peut pas laisser disparaître une espèce sans réagir. Voilà ce qui nous motive en tout premier", confie Laurent Séguin, le président du parc naturel régional des Ballons des Vosges, à France 3 Lorraine.
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