Enquête franceinfo Les fuites de méthane, une bombe climatique longtemps oubliée dans la lutte contre le réchauffement planétaire

Article rédigé par Léa Prati, Linh-Lan Dao
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 31min
Le méthane est le deuxième gaz à effet de serre responsable du réchauffement climatique, derrière le dioxyde de carbone. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Franceinfo a cartographié l'ensemble des fuites de méthane depuis le début de l'année 2023 dans le monde et vous explique les origines de ce gaz aux sources multiples, dont les émissions sont pourtant les plus simples à endiguer.

Il est incolore et inodore, mais c'est un des gaz à effet de serre les plus nocifs pour la planète. Connu du grand public pour être notamment émis lors de la digestion des bovins, le méthane (CH4) a un pouvoir réchauffant sur vingt ans 84 fois supérieur au dioxyde de carbone (CO2). A ce jour, il aurait contribué à environ 30% du réchauffement climatique depuis l’ère préindustrielle, selon les Nations unies. Et "environ 60%" des émissions mondiales de méthane proviennent des activités humaines, toujours d'après l'ONU. Parmi elles, une bonne part vient de fuites durant l'extraction ou le transport du pétrole et du gaz.

A l'occasion de la COP28, qui réunit les dirigeants du monde à Dubaï jusqu'au 12 décembre, franceinfo a donc récolté les données de l'agence spatiale néerlandaise (Sron) et du Jet Propulsion Laboratory (JPL) de la Nasa pour cartographier les fuites de méthane recensées par satellite et par avion depuis le début de l'année 2023.

Nos analyses montrent que, depuis le 1er janvier, 3 029 fuites ont été recensées dans 49 pays différents. Les six pays présentant le plus grand nombre de fuites sont les Etats-Unis (840), le Turkménistan (358), l’Inde (307), la Chine (246), la Russie (197) et le Pakistan (190). Aux Etats-Unis, c’est principalement l’Etat du Texas qui produit les fuites les plus importantes, depuis la "révolution" des hydrocarbures de schiste survenue dans les années 2000. "Quand on a commencé à effectuer de l'analyse satellitaire pour détecter les fuites, on s'attendait à voir quelques fuites par an, mais on a réalisé qu'il y en avait des centaines, voire des milliers", se souvient Thomas Lauvaux, enseignant-chercheur à l’université de Reims.

Des zones d’ombre dans la détection

Plusieurs satellites scannent quotidiennement l'atmosphère terrestre à la recherche de la moindre fuite de méthane. Car pour pouvoir légiférer et endiguer les fuites, "il faut rendre l'invisible visible aux yeux de tous", sourit Daniel Zavala-Araiza, scientifique au sein de l'ONG Environnemental Defense Fund. D'autres moyens sont mis en œuvre pour compléter les données satellitaires : survol d'infrastructures pétrogazières par avion, par drone, surveillance des petites fuites via des réseaux de capteurs au sol ou en voiture.

Mais, malgré le développement de ces moyens de suivi, des zones d’ombre persistent dans l’utilisation des satellites. Parmi elles : la nuit, les océans, les zones proches des pôles. En effet, la télédétection a besoin de lumière pour fonctionner. "Le problème, c'est que plus les pays sont proches des pôles, moins il y a de soleil à une certaine période de l'année. Il y a des zones où on a encore beaucoup de mal à détecter des fuites", explique Thomas Lauvaux. C'est le cas du Canada ou du nord de la Russie, pour lesquels aucune détection n'est effectuée alors qu'ils abritent de nombreuses infrastructures énergétiques et que des fuites sont attestées par les chercheurs.

Même problème pour les océans, où les fuites sont indétectables par satellite. Or, environ 30% de la production mondiale de pétrole et de gaz est extraite des zones offshore, selon l'Agence internationale de l'énergie. "Malheureusement, on sait peu de choses sur leurs émissions et ce qu’elles représentent au niveau mondial, mis à part que ce sont les plateformes les plus anciennes qui produisent le plus de fuites", lâche Manfredi Caltagirone, chef de l'Observatoire international des émissions de méthane du Programme des Nations unies pour l'environnement (Pnue). Mais cela devrait changer : en juin 2022, des scientifiques ont pour la première fois détecté par satellite une fuite importante de méthane provenant d’une installation dans le golfe du Mexique.

Une industrie pétrogazière négligente

Les activités humaines responsables de la pollution au méthane sont nombreuses : en 2022, 36% étaient liées à l’agriculture (élevage et riziculture), 33,7% à l’énergie, 17,9% aux déchets et 2,5% à la combustion de biomasse, selon l’Agence internationale de l'énergie. En ce qui concerne les compagnies pétrogazières, sur lesquelles franceinfo porte particulièrement son attention, "la majorité de ces émissions ne sont pas issues d'accidents, mais bien de simples négligences", explique Alexandre d'Aspremont, cofondateur de l'entreprise Kayrros, spécialisée dans les données géospatiales et climatiques.

Par exemple, dans le cadre d'opérations de maintenance sur une infrastructure pétrolière, "au lieu de faire les choses proprement, ils ouvrent simplement les vannes de part et d'autre du pipeline qu'ils souhaitent vider et laissent s’échapper le méthane pour éviter tout risque d’explosion lors des travaux", illustre Thomas Lauvaux.

Un autre type de fuite courant est lié à l'absence de torchage, qui consiste à brûler le gaz naturel excédentaire. Lorsque l’on extrait du pétrole, celui-ci remonte souvent à la surface accompagné d’eau et de gaz, qui sont ensuite séparés de l'or noir. "Dans l'industrie pétrolière, on a beaucoup de fuites parce que le gaz, principalement constitué de méthane, est un produit dérivé qui ne les intéresse pas", explique Thomas Lauvaux. A défaut d'être traité ou exporté, ce gaz est normalement brûlé. Or, "lorsque les torchères ne fonctionnent plus, il faut des semaines pour qu'elles soient réparées car elles sont souvent situées au milieu du désert ou en pleine montagne", ajoute le chercheur. Les autres fuites sont engendrées par du matériel défectueux, comme des vannes de pression qui ne marchent plus et diffusent du méthane en continu.

Ces fuites-là sont pourtant les plus simples à colmater, selon Manfredi Caltagirone, du Pnue. "Il existe une capacité bien plus grande à réduire les émissions dans le secteur de l’énergie que dans celui de l’agriculture et des déchets : 40 à 45% de ces réductions auraient en réalité un coût net nul", explique-t-il. Dans un rapport publié en 2021, l'ONU affirme qu'une réduction de 45% des rejets de méthane d'ici 2030 permettrait de limiter la hausse de la température mondiale à 1,5°C, comme le prévoit l'accord de Paris.

Des réglementations tardives

Face à cette négligence de l'industrie, quelle est la solution ? "Il faut une législation pour faire bouger les choses", insiste Flavia Sollazzo, de l'Environmental Defense Fund. En 2021, à la COP26 de Glasgow, 150 pays ont signé le Global Methane Pledge visant à réduire les émissions de méthane d'au moins 30% d’ici 2030 par rapport à 2020. Problème : ni la Chine, ni la Russie, ni l’Inde n’ont ratifié cet accord alors que ces pays représenteraient à eux seuls plus de 32,5% des émissions mondiales de méthane, selon l'Agence de protection de l’environnement des États-Unis.

Si les Etats-Unis n'ont légiféré qu'en 2022, "la prise de conscience a été encore plus tardive en Europe, car elle ne produit presque pas de pétrole sur son territoire", détaille Jean-Daniel Paris, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement. Ce n’est que très récemment, le 15 novembre, que le Parlement et le Conseil européens ont confirmé un accord provisoire sur de nouvelles règles pour réduire les émissions de méthane. Ce gaz "était un angle mort de notre stratégie climatique. Il ne l’est plus", a déclaré l’eurodéputé français Pascal Canfin, membre de l’équipe de négociation du Parlement.

Mais cette réglementation ne semble pas convaincre les associations environnementales, qui pointent du doigt le fait qu'elle ne concerna pas le secteur agricole, pourtant à l'origine de 53% des émissions de méthane de l’UE. Et ce ne sera qu’à partir du 1er janvier 2027 que les exportateurs vers l'Europe seront tenus d'appliquer les mêmes mesures que les entreprises européennes. "L’engagement mondial sur le méthane n’aura du mordant que s’il inclut des mesures contraignantes", juge Flavia Sollazzo. Et si le meilleur levier se situait du côté de ceux qui financent cette industrie pétrogazière ? "Les pays consommateurs doivent responsabiliser les compagnies et les gouvernements dont ils achètent les produits. Il faut que le message soit clair : si vous voulez avoir accès à nos marchés, vous devez agir sur le méthane", conclut Manfredi Caltagirone.

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