Reportage A Dubaï, où les manifestations sont interdites en dehors de la COP28, les militants refusent de se taire

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz - envoyée spéciale à Dubaï
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Une militante de l'association Fridays for Future appelle à la sortie des énergies fossiles à l'entrée de la "blue zone" de la COP28, à Dubaï, le 8 décembre 2023. (DOMINIKA ZARZYCKA / NURPHOTO / AFP)
En marge de la COP28, une journée de manifestation a lieu samedi pour réclamer des mesures de sortie des énergies fossiles, responsables du changement climatique. Mais dans les rues de Dubaï, où se tient le sommet jusqu'à mardi, il n'y aura pas de marche pour le climat.

Perruque blonde sur la tête, une militante venue des Philippines harangue les passants. "Vous aimez Taylor Swift ? Vous aimez la planète ?" Tandis qu'une enceinte diffuse des tubes de la superstar américaine, son petit groupe d'activistes détourne les paroles d'une de ses chansons : "No more cruel summer !" ( "Les étés cruels, c'est terminé").

Traditionnellement, dans les conférences de l'ONU pour le climat, les activistes se chargent d'ambiancer la société civile et une grande journée d'action mondiale – organisée le samedi 9 décembre cette année – braque les caméras sur la ville hôte en organisant une manifestation monstre pour faire pression sur les dirigeants. A Dubaï pourtant, l'enthousiasme communicatif des "Swifties for Climate Change" ne sortira pas de la "blue zone", l'espace réservé aux participants accrédités pour la COP28 et administré par les Nations unies. 

Dans cet émirat du Golfe, les manifestations sont interdites. Si cette contrainte choque les militants qui, dans leur pays, jouissent de la liberté d'expression, de nombreux activistes du climat sur le globe y sont aussi habitués. Et ces militants entendent bien profiter de cette COP28 pour faire entendre leurs messages, même privés d'un droit fondamental.

Des manifestations très encadrées  

Les organisateurs émiratis ont voulu un sommet tourné vers "les solutions" et "le business". Naturellement, ils voient d'un mauvais œil les organisations venues demander des comptes à leurs dirigeants. Toute demande de manifestation doit être approuvée par le secrétariat de la COP28. Les organisations disposent d'un créneau – environ 25 minutes – et d'un espace délimité – à l'entrée de la "blue zone" –, pour porter leurs revendications. "C'est frustrant, oui", lâche l'Américain Thomas Harmy Joseph, membre du Water Climate Trust. Il est venu appeler, au nom des peuples indigènes du pays, à ce que les représentants des énergies fossiles débarrassent le plancher. "Mais nous tenons à remercier nos hôtes et il faut reconnaître que nous sommes très bien accueillis", ajoute-t-il aussitôt.

Discrets mais omniprésents, les agents de sécurité observent, impassibles, le ballet des journalistes et des pancartes, sous un soleil de plomb.   

Des militants dénoncent la présence de lobbyistes des énergies fossiles à la COP28, à Dubaï (Emirats arabes unis), le 5 décembre 2023. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

En 2022 déjà, les militants présents à la COP27, en Egypte, n'avaient pas pu marcher dans les rues de Charm-el-Cheikhn, n'ayant aussi accès qu'à la "zone bleue" et ainsi aux caméras de la presse étrangère. Pour la COP18, à Doha (Qatar), un défilé historique avait certes rassemblé quelques centaines de manifestants mais tous avaient été sommés de respecter à la lettre les consignes du co-organisateur : les autorités du pays.    

"Actionistes" et activistes

Dans la "zone verte", ouverte au grand public, les visiteurs sont invités à découvrir la lutte contre le changement climatique à travers le prisme des grandes entreprises, des institutions et des start-up qui y tiennent pavillon. On y parle d'"actionisme". Défini sur le site internet du sommet comme une "action vigoureuse pour apporter le changement", le terme fait honneur aux acteurs de la société civile et notamment aux entrepreneurs qui s'impliquent dans la lutte contre le changement climatique.

La Philippine Pang Delgra milite pour la sortie des énergies fossiles, dans les allées de la COP28 à Dubaï (Emirats arabes unis), le 4 décembre 2023. (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

"Le mot 'activiste' n'est pas perçu de la même manière partout", relève la militante irakienne Reem al-Saffar. "Les médias véhiculent une image occidentale du militantisme, avec des manifestations dans la rue et des grandes marches pour le climat", poursuit cette étudiante en biologie qui a représenté la jeunesse de son pays dans les négociations climatiques lors de la précédente COP. "Cette représentation peut être très décourageante pour les jeunes des pays du Sud, qui souhaitent s'impliquer dans cette cause mais pensent, à tort : 'Je ne suis pas assez courageux pour mener ces actions'."

"Il faut garder en tête que dans beaucoup de pays, manifester est extrêmement dangereux. Il faut absolument privilégier sa sécurité."

Reem al-Saffar, militante irakienne

lors d'une conférence à la COP28

"Cela ne veut pas dire que les jeunes de ces pays ne peuvent rien faire", recadre celle qui a cofondé le MENA Youth Network, pour coordonner les jeunes militants de la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord. A l'occasion d'une discussion sur le partage des connaissances entre ces réseaux éparpillés dans le monde, elle déclare au contraire "que le fait que cette COP se tienne à Dubaï est une opportunité formidable pour les jeunes de la région." Certes, les ONG n'ont pas accès à la rue (et donc pas à la société civile locale), mais elles peuvent faire pression en coulisse sur les délégations. "Ce travail, que le grand public ne voit pas, est tout aussi important", poursuit-elle.

Interpeller les dirigeants

Le jeune homme qui vient d'entrer dans le pavillon où ont lieu ces échanges fructueux entre militants du monde entier a plutôt l'habitude des actions bien visibles. En septembre, la manifestation que Keanu Arpels-Josiah a coorganisée a rassemblé entre 50 et 75 000 personnes dans les rues de sa vite natale, New York. Masque blanc sur le visage et cheveux noirs dans les yeux, cet ado déterminé de 18 ans estime aussi que l'impossibilité de défiler ne suffira pas à lui couper la parole. "Nous devons nous assurer que nos voix sont entendues par tous les moyens dont nous disposons, même si ce n'est qu'ici, dans cette 'blue zone"", martèle-t-il. Le matin même, samedi 2 décembre, il s'est frayé un chemin parmi un mur d'agents de sécurité pour interpeller le négociateur en chef des Etats-Unis, John Kerry : "Monsieur le secrétaire d'Etat, quand est-ce que les Etats-Unis s'engageront à sortir des énergies fossiles ?

Quelques jours plus tard, c'est au tour du Sud-Africain Zaki Mamdoo d'interpeller dans les allées le président du groupe TotalEnergies, Patrick Pouyanné, sur le projet d'oléoduc Eeacop, en cours de construction en Ouganda et en Tanzanie. Dans ces deux pays, "un climat de peur empêche la société civile et les populations de s'opposer à l'oléoduc", estime l'ONG Global Witness, qui dénonce "des pressions" et "une campagne d'intimidation et de criminalisation à l'encontre des militants pour le climat et des organisations de la société civile qui défendent les familles déplacées". Zaki Mamdoo a demandé au patron du groupe pétrolier français d'appeler à la libération de sept étudiants arrêtés lors d'une manifestation.

Pas là uniquement "pour faire du bruit" 

"Parfois, c'est comme s'ils pensaient que les organisations locales n'étaient là que pour faire du bruit", déplore Miriam Wanjiku, en référence aux chefs d'Etat sur le point de quitter la COP. A deux pas de la salle plénière qui accueille les grandes cérémonies de la COP28, la Kenyane replie sa pancarte flanquée du nom de son association "Let Lake Victoria Breathe Again".

Dans son pays, "nous avons le droit de militer en plantant des arbres et en menant des campagnes de nettoyage sur des sites naturels", nuance-t-elle. "Le problème, c'est que tout ce travail n'est pas reconnu et que ce sont d'autres personnes qui empochent l'argent qui devrait revenir aux associations", dénonce-t-elle, tandis que ses camarades de manif, vêtus de blouses blanches, prodiguent un massage cardiaque à une planète Terre gonflable. Dans bien des pays, le manque de financement étouffe les activistes.  

Derrière une militante qui tente de sauver la planète à l'aide d'un massage cardiaque, la Kényane Miriam Wanjiku tient une pancarte sur laquelle on peut lire "Let Lake Victoria breathe again", le 3 décembre 2023 à la COP28, à Dubaï (Emirats arabes unis). (MARIE-ADELAIDE SCIGACZ / FRANCEINFO)

D'ailleurs, là où les manifestations sont possibles, ce cadre ne permet pas toujours aux associations de s'exprimer. "Protester dans la rue, c'est une forme d'action qu'emploient en général les leaders d'opposition", déclare l'activiste. "Quand on organise une grève pour le climat, les autorités présument que nous protestons contre le gouvernement, même lorsqu'il s'agit simplement de défiler", continue-t-elle. "Et payer pour une protection policière coûte très cher".  

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