Environnement : on vous explique le concept de "droit des générations futures", que les militants écologistes tentent de défendre

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Une jeune manifestante tient une pencarte sur laquelle on lit "les politiques tuent le future", lors d'une marche du collectif Extinction Rébellion, à Toulouse (Haute-Garonne), le 26 mars 2022. (ALAIN PITTON / NURPHOTO / AFP)
Saisi par des opposants au projet d'enfouissement de déchets nucléaires à Bure (Meuse), le Conseil constitutionnel doit décider si les conséquences à moyen et long terme des actions d'aujourd'hui peuvent être intégrées au droit actuel.

Peut-on garantir la sécurité d'un site nucléaire pendant 100, 1 000 voire 10 000 ans ? C'est l'une des questions qui se posent autour du site d'enfouissement de déchets nucléaires à Bure (Meuse). Saisi par des associations de militants écologistes et de riverains opposés à sa mise en service, le Conseil constitutionnel doit se prononcer sur cette question et rendre leur décision vendredi 27 octobre. Ses membres ont en effet été saisis d'une question prioritaire de constitutionnalité dont l'objectif est de contester la déclaration d'utilité publique du projet de Centre de stockage géologique (Cigéo). Lors de l'audience, il y a une dizaine de jours, les avocats se sont affrontés sur la question de pouvoir agir ou non au nom des générations futures, raconte France 3 Grand Est. Mais que signifie ce concept, qui propose de conjuguer le droit au futur ?

D'où vient cette notion ?

"Nous, peuples des Nations unies, [sommes] résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre", peut-on lire dans le préambule de la Charte des Nations unies, rédigé en 1945. Mais quid de la préservation de ces générations à venir du fléau de la destruction de l'environnement ? De l'érosion de la biodiversité ? Des émissions de gaz à effet de serre issues de notre consommation d'énergies fossiles ? Depuis les années 1970, de plus en plus de militants de la cause écologique, ainsi que des juristes, convoquent les humains de demain pour demander que soit intégrée au droit la question des conséquences à moyen et long terme des actions d'aujourd'hui.

Dès 1968, des juristes opposés à la guerre du Vietnam militaient pour faire reconnaître le crime d''écocide", qu'ils utilisent pour qualifier la dispersion de l'agent orange, un pesticide hautement toxique, sur le territoire. Ils parlent alors de "guerre contre une terre et des non-nés". Sur la scène internationale, on en retrouve une mention en 1992 dans la définition que l'ONU donne du "développement durable" au sommet de la Terre de Rio. A savoir : "un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs". Plus récemment, en 2015, l'Accord de Paris appelait ses signataires à "respecter, promouvoir et prendre en considération leurs obligations respectives concernant (...) l'équité entre les générations".

A quoi sert-elle exactement ? 

Pour la magistrate Sonya Djemni-Wagner, "la figure des générations futures, qui s'ajoute à l'action incarnée des jeunes, a l'avantage d'être très évocatrice". "Stratégiquement, il s'agit de donner une force juridique à une notion qui n'est pas technique, mais comprise par tout un chacun, faisant penser à des figures d'enfants abstraites, voire à sa propre descendance", écrit-elle dans un rapport publié en avril (PDF) sur la portée juridique de cette notion.

La juriste Emilie Gaillard, maîtresse de conférences à Sciences Po Normandie, explique également dans un entretien à la revue Sésame "que le droit, traditionnellement, est 'en deux dimensions' : le droit actuel s'attache au présent, celui de demain se préoccupera de l'avenir."

"Le droit des générations futures, lui, inclut une troisième dimension : dès lors que nous mettons en danger l'avenir, dans un contexte de certitude ou d'incertitude, nous nous devons d'adapter notre responsabilité, notre droit, notre politique ou notre économie à l'aune temporelle de la portée de nos actions."

Emilie Gaillard, juriste

dans la revue "Sésame"

La France reconnaît-elle ce droit ?

La France a créé un Conseil pour les droits des générations futures en 1993, par décret présidentiel. "Il serait profondément injuste que nos enfants aient à supporter, en raison de notre aveuglement, le lourd fardeau des sites contaminés, des océans et des rivières pollués", déclarait alors François Mitterrand dans son discours d'inauguration de cette autorité indépendante. Mais l'organe a été dissous deux ans plus tard, quand son président, le commandant Jacques-Yves Cousteau, a claqué la porte pour protester contre la reprise des essais nucléaires dans l'océan Pacifique, à l'initiative de Jacques Chirac.

Dix ans plus tard, ce dernier propose pourtant en 2001 de "définir une éthique collective pour la prise de décision, dans le respect des droits des générations futures", à travers la rédaction d'une Charte de l'environnement. Intégré en 2005 au corpus constitutionnel français, le texte inscrit dans son article 10 que "les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins". Un texte crucial dans l'évolution du droit de l'environnement, explique l'avocat Yann Aguila, dans une étude publiée sur le site du Conseil constitutionnel.

Le 12 août 2022, le Conseil constitutionnel a justement invoqué la Charte de l'environnement dans une décision précisant les conditions de mise en exploitation d'un terminal méthanier flottant dans le port du Havre, en vue d'acheminer du gaz naturel liquéfié. Elle a estimé que, pour être conforme à la Constitution, l'exploitation de ce terminal n'était possible que "dans le cas d'une menace grave sur la sécurité d'approvisionnement en gaz". Pour l'avocat Arnaud Gossement, spécialiste du droit de l'environnement, il n'est cependant "pas encore question de 'droit' ou de 'droits' des générations futures mais, plus simplement, de l'anticipation de leurs besoins".

D'autres pays l'ont-ils intégré ?

"Si les générations futures se fraient difficilement un chemin au sein des institutions démocratiques, elles semblent progresser plus sûrement dans la jurisprudence, au premier chef la jurisprudence constitutionnelle", observe Sonya Djemni-Wagner. Plusieurs pays ont ainsi ouvert la voie à la reconnaissance constitutionnelle d'un droit s'appliquant aux individus qui nous succéderont. Dans une décision historique rendue le 5 avril 2018, la Cour suprême colombienne a par exemple reconnu que les générations futures étaient elles aussi des sujets de droit, en jugeant recevable la plainte de 25 jeunes Colombiens contre le président de la République, des ministres et autres représentants de l'Etat en Amazonie.

En 2021, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, en Allemagne, montre à son tour le poids que les générations futures peuvent avoir dans le présent : à la surprise générale et à la joie des jeunes militants de "Fridays for Future", elle avait retoqué la loi climat adoptée en 2019. Les Sages allemands estiment eux aussi que le texte n'est pas assez ambitieux au regard de l'enjeu.

"Il n'est pas tolérable de permettre à une certaine génération d'épuiser la majeure partie du budget résiduel de CO2 en ne réduisant les émissions que de façon relativement modérée."

La Cour constitutionnelle allemande

dans sa décision

Néanmoins, "il est sans doute trop tôt pour connaître la postérité de cette décision", constate Sonya Djemni-Wagner.

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