Bure : sous le village paisible, comment se prépare le site d'enfouissement des déchets nucléaires censé tenir 100 000 ans
Alors que les premiers travaux en vue de la construction du projet de stockage de déchets hautement radioactifs, Cigéo, démarrent, francetv info revient sur la mission vertigineuse de ce chantier controversé.
Deux mondes se superposent à Bure (Meuse). En surface, les champs s'étendent autour d'un joli village parsemé de fermes. En cette mi-juillet, ses quelques rues sont inondées de soleil, et quasi-désertes. D'ici, il faut conduire une bonne heure pour sortir de cet îlot de ruralité au point de rencontre entre la Meuse et la Haute-Marne. A moins que vous ne préfériez emprunter l'ascenseur ? Pour quitter ce paysage bucolique, il suffit aussi de descendre. A près de 500 mètres sous terre, au cœur du laboratoire de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra).
Là, ingénieurs et techniciens s'activent depuis une quinzaine d'années pour peaufiner leur projet de centre industriel de stockage géologique (Cigéo), destiné aux déchets les plus dangereux produits par les 58 réacteurs nucléaires français.
Sous la lumière des néons, au fond des galeries encombrées d'outils et de câbles, ces hommes en vestes réfléchissantes ambitionnent de réaliser, sous un bois voisin, une structure inédite dans l'histoire de l'humanité : un tombeau parfaitement hermétique, censé renfermer pendant au moins 100 000 ans des déchets nucléaires impossibles à traiter et à jeter, et tout à fait létaux. Une poubelle ultra sophistiquée et souterraine, qu'aucun pays au monde n'est encore parvenu à construire.
Une couche d'argile comme ultime rempart contre la radioactivité
"Attention, le laboratoire n'a pas vocation à recevoir quelque déchet que ce soit." L'Andra, qui fait régulièrement visiter les entrailles de son labo, prévient : Cigéo n'est encore qu'un projet et les "colis" de déchets – d'imposants cylindres en acier – exposés dans le hall sont des copies. "Quelqu'un qui se tiendrait si près de vrais déchets radioactifs mourrait en une trentaine de minutes", nous dit-on. Ici, on fait donc "comme si". Les employés de l'Andra n'y pratiquent que des essais, censés les aider à déterminer si, oui ou non, les propriétés du sol conviennent à leur projet hors norme. Pour se faire, il a fallu creuser, percer la terre jusqu'à la couche d'argile de 130 m d'épaisseur pressentie pour accueillir Cigéo, à quelque 500 m en dessous du sol. Cette couche s'est formée il y a 135 millions d'années, quand une mer peu profonde occupait l'espace recouvert aujourd'hui par les champs vallonnés et verdoyants qui font le charme de la région.
La descente jusqu'au laboratoire, déconseillée aux claustrophobes, dure quelques minutes. Tous les jours, un grand ascenseur rouge fait le voyage jusqu'aux galeries dont les parois grises donnent un aperçu de ce sol sur lequel repose tous les espoirs de l'Andra. Les ingénieurs sont convaincus que l'argile constitue une "barrière géologique" idéale, et ce depuis l'implantation du laboratoire, en l'an 2000.
Deux convois hebdomadaires de déchets radioactifs pendant un siècle
Leur plan est le suivant : après avoir obtenu l'aval du gouvernement français, espéré d'ici 2021, l'Agence s'attellera à la construction du "vrai" site d'enfouissement. Dès 2030, il recevra ses premiers colis radioactifs. Pendant un siècle, deux trains hebdomadaires traverseront la région, avant d'entrer dans un tunnel construit sur la commune de Mandre-en-Barrois, juste à côté. Les colis seront ensuite acheminés sous terre. Empaquetés dans des cylindres d'acier, eux-mêmes recouverts tantôt de plomb, tantôt d'une couche d'un mètre de béton, ils seront rangés dans des couloirs ou des "alvéoles" longs de plusieurs kilomètres. Il a fallu plusieurs années de travaux dans les galeries du laboratoire pour déterminer la technique et les matériaux qui serviront à les réaliser, explique-t-on à l'Andra, tandis que les techniciens s'affairent autour de tubes d'acier, censés s'insérer dans la roche, entre le colis et la paroi, comme l'une des composantes d'un millefeuille qui se doit d'être infaillible.
Puis, une fois les 80 000 m³ de déchets descendus, vers 2140, nos arrière-petits-enfants reboucheront le trou. Définitivement, pense-t-on à l'Andra. Si dans les millénaires qui viennent, personne n'entreprend de forer cet endroit, ni risque sismique, ni phénomène chimique ne devrait troubler la lente agonie de la radioactivité qui se dégage de ces paquets mortels, estime l'agence. Bien incapables de lire précisément l'avenir de l'humanité, les ingénieurs ont confiance en leurs modèles et calculs, réalisés ici-bas.
"Je vais vous le dire très franchement. Si les ingénieurs savaient comment faire disparaître la radioactivité, nous le ferions. Si nous pouvions faire mieux, nous le ferions, résume Jean-Paul Baillet, le directeur général adjoint de l’Andra et directeur du centre de Bure. Mais dans l'état de nos connaissances, en 2016, le mieux, c'est cela." Le directeur adjoint de l'Andra et directeur du site se tient à l'orée du bois Lejuc. Si le projet Cigéo obtient l'aval du gouvernement en 2021, les galeries qui accueilleront les "colis" de déchets radioactifs venus des centrales de Fessenheim, de Bugey ou encore du Tricastin, se trouveront juste ici, sous ses pieds. Pour l'instant, ces déchets de haute activité et de moyenne activité à vie longue (respectivement HA et MAVL) reposent dans des centres de retraitements, notamment à La Hague. La France en a déjà accumulé 48 000 m³. "A la surface, ils sont exposés à des risques, surtout dans les temps que nous sommes en train de vivre", plaide Jean-Paul Baillet, évoquant à demi-mots la menace terroriste.
La foi en l'enfouissement
A l'Andra, où l'on planche sur cette question pour le compte de l'Etat Français depuis une loi de 1991, on assure que "l'enfouissement fait consensus". Depuis une loi votée le 12 avril 2006, la France privilégie officiellement cette solution pour se débarrasser de ces déchets. Ce jour-là, seule une vingtaine de députés (sur 577) siégeaient dans l'hémicycle. "La France a posé le principe selon lequel il fallait s'occuper des déchets ici et maintenant, afin de ne pas laisser ce fardeau aux générations futures", abonde Alain Rolland, directeur adjoint du site. D'ailleurs, la France n'est pas la seule à s'être lancée dans une telle entreprise. En Finlande, un site baptisé Onkalo ("la cave" en finnois, star du documentaire de 2010 Into Eternity) est d'ores et déjà en construction, dans l'ouest du pays. En Suède, la question de la construction d'un site semblable sera posée en 2017, tandis que de nombreux pays se sont mis en quête de sites d'enfouissement pour leurs propres déchets hautement radioactifs.
Toujours à l'étranger, les Etats-Unis stockent déjà sous terre des déchets issus du nucléaire militaire, tandis que l'Allemagne a, dès les années 70, enterré des déchets à faible et moyenne activité dans une ancienne mine de sel. Or, les deux sites ont connu leur lot d'avaries, "comme des incendies ou des infiltrations d'eau", énumère Charlotte Mijon, du Réseau sortir du Nucléaire, provisoirement installé à Bure où les anti-Cigéo se mobilisent depuis la "Maison de la Résistance".
Aux Etats-Unis notamment, l'année 2014 a été marquée par plusieurs incidents, dont une explosion provoquée par l'utilisation d'une mauvaise marque de litière pour chat, matériau utilisée comme isolant, expliquait la radio NPR. En Allemagne, les autorités cherchent un nouvel endroit souterrain pour entreposer les déchets nucléaires, tout en essayant de trouver un moyen de récupérer ceux qui ont été enterrés dans une mine qui devait demeurer intacte des siècles et des siècles mais qui n'a pas tenu 50 ans.
Un difficile (voire impossible ?) retour en arrière à Bure
Pour se prémunir de ce genre de déconvenue, l'Assemblée nationale a ainsi adopté le principe de "reversabilité", le 11 juillet : soit la possibilité de récupérer les déchets pendant un siècle, dans l'éventualité ou les progrès de la science permettraient une meilleure solution. A nouveau, seule une vingtaine de députés avaient fait le déplacement.
Les opposants doutent que les milliards investis dans les sous-sols de Bure (le chantier est estimé à 35 milliards d'euros), n'empêchent tout retour en arrière. Ils estiment quant à eux qu'il est préférable de stocker les déchets en surface tout en continuant de chercher une façon de faire baisser leur radioactivité. Scandalisés par la réalisation de travaux préparatoires au futur chantier Cigéo dans le bois Lejuc, ils ont occupé les lieux brièvement, en juin, puis les 16 et 17 juillet, avant d'en être délogés par les forces de l'ordre. En réponse, l'Andra a commencé à ériger un mur autour de la zone dans laquelle elle prévoit d'effectuer ses travaux. Une petite structure provisoire et démontable, à l'opposé des kilomètres de béton et d'acier que l'Agence espère pouvoir bientôt déployer quelques centaines de mètres sous les racines des arbres : un temple à vocation inviolable, indestructible et éternel.
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