Inaction climatique : pourquoi la condamnation de la Suisse devant la CEDH marque un tournant historique

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Des membres de l'association suisse Aînées pour la protection du climat célèbrent leur victoire devant la Cour européenne des droits de l'homme face à l'Etat suisse, le 9 avril 2024, à Strasbourg (France). (FREDERICK FLORIN / AFP)
La Cour européenne des droits de l'homme a condamné mardi, pour la première fois, un Etat pour son inaction face au réchauffement climatique. Cette décision va pousser les 46 Etats membres du Conseil de l'Europe à agir concrètement sur ce sujet.

Une décision qui fera date. Pour la première fois, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamné, mardi 9 avril, un Etat pour son inaction climatique. Cet Etat, c'est la Suisse, poursuivie par l'association Aînées pour la protection du climat, un groupe de 2 500 femmes suisses toutes âgées de plus de 65 ans. Selon l'arrêt rendu par la CEDH, la Confédération helvétique a manqué à ses obligations, "faute d'avoir agi en temps utile et de manière appropriée et cohérente" pour protéger ces citoyennes des conséquences du changement climatique. La Cour pointe de "graves lacunes", de la Suisse, notamment parce qu'elle n'a pas quantifié les limites nationales applicables aux gaz à effet de serre, responsables de la hausse moyenne des températures.

Dans le détail, la CEDH a jugé qu'il y avait eu violation des articles 6 et 8 de la convention européenne des droits de l'homme, qui assurent respectivement le droit à plaider sa cause devant un tribunal et le respect de la vie privée et familiale.

Si deux autres plaintes – visant un ou plusieurs Etats accusés d'inaction climatique – ont par ailleurs été jugées irrecevables par l'instance européenne, la décision rendue dans le cas suisse a été saluée avec enthousiasme par les militants de la cause environnementale. "Ce n'est que le début en matière de contentieux climatique", a prévenu la militante suédoise Greta Thunberg, venue à Strasbourg apporter son soutien aux plaignants. Franceinfo vous explique pourquoi cette décision de justice est historique.

Parce que cet arrêt témoigne d'un "changement d'échelle" 

Pour la juriste Christel Cournil, professeure en droit public spécialiste des actions en justice sur le climat, la condamnation de la Suisse devant la CEDH marque "un changement d'échelle". Au cours des dix dernières années, les militants de la cause climatique ont en effet appris à se servir de l'outil juridique pour mettre les Etats face à leurs engagements. Partout dans le monde, des cours de justice nationales ont été saisies de nouveaux "contentieux climatiques", poussant parfois les gouvernements à revoir à la hausse les ambitions de leurs législations relatives au climat, comme en Allemagne ou au Pays-Bas.

En France, le tribunal administratif de Paris a condamné la France à deux reprises en 2021, jugeant l'Etat responsable notamment de manquements à ses engagements, dans le cadre d'une plainte des ONG Notre Affaire à tous, ainsi que les antennes françaises de Greenpeace et Oxfam. Mais le passage de l'échelon national à une cour régionale (européenne dans le cas présent) confirme "que la cause climatique peut être entendue à ce niveau de juridiction, de manière légitime", constate Christel Cournil. "Or, il y a six autres affaires qui vont arriver d'ici peu devant la CEDH, certaines du même ordre que l'affaire portée par l'association des aînées suisse", note-t-elle.

Pour la tête de liste écologiste aux élections européennes, Marie Toussaint, cet arrêt de la CEDH "met en lumière que nos droits fondamentaux, et en premier lieu le droit de vivre (article 2) et le droit à la vie privée et familiale (article 8), sont menacés par les conséquences du réchauffement climatique et surtout par l'inaction coupable des gouvernements"

Parce que la CEDH demande aux Etats des actes concrets 

Juriste de formation et ancienne présidente de l'ONG Notre Affaire à tous, Marie Toussaint se réjouit de ce qu'elle qualifie de "lecture inédite et révolutionnaire de la convention européenne des droits de l'homme" alors même qu'elle "ne comporte à l'heure actuelle toujours pas de dispositions explicites relatives à l'environnement et au climat."

"Révolutionnaire" et "historique", cet arrêt n'en est pas moins "mesuré", nuance l'avocat Arnaud Gossement, professeur associé à l'université Paris 1. Ce spécialiste du droit de l'environnement et de l'énergie considère comme "fondamental" la reconnaissance du droit des individus à une protection effective des Etats contre le changement climatique, au regard de l'article 8 de la convention. Il relève sur le réseau social X que la décision rendue par la CEDH "témoigne du souci évident de la Cour de ne pas ouvrir les vannes du contentieux."

La Cour n'a ainsi pas reconnu les spécificités liées à l'âge et au genre des plaignantes, lesquelles arguaient être davantage vulnérables aux effets du réchauffement climatique en tant que femmes âgées, dont certaines souffrant de maladies chroniques. Arnaud Gossement souligne encore que les requêtes portées par des personnes physiques ont toutes été rejetées, de même que celles émanant de plaignants qui n'avaient pas au préalable épuisé tous les recours possibles avant de saisir la CEDH.

En revanche, l'avocat relève qu'en vertu de cet arrêt, la Cour affirme que "tout Etat ne doit pas se borner à de grands objectifs [en matière de lutte contre le réchauffement climatique et d'adaptation] mais doit se doter d'un droit complet s'agissant des moyens pour les atteindre"

La Suisse, condamnée à verser 80 000 euros à l'association pour frais de justice, a maintenant "l'obligation juridique de mettre en œuvre cet arrêt", a déclaré à l'AFP l'avocat Alain Chablais, qui a représenté Berne dans ce dossier d'un genre nouveau. Même si, selon lui, '"il faudra un certain temps pour déterminer quelles mesures seront prises" par le gouvernement suisse pour faire face à ses responsabilités.

Parce qu'il s'agit d'une mise en garde pour tous les Etats membres du Conseil de l'Europe

Si la CEDH a rejeté la requête de l'ancien maire de Grande-Synthe (Nord) Damien Carême, il s'est tout de même félicité du fait que "la décision qui vient d'être rendue (...) va créer un précédent qui va mettre une pression particulière sur les Etats". Un optimisme partagé par les jeunes Portugais dont la plainte a également été jugée irrecevable par la juridiction européenne mardi.

"Le plus important, c'est que la Cour a considéré, dans le cas des Suissesses, que les Etats doivent réduire davantage leurs émissions afin de défendre les droits de l'homme", a réagi auprès de l'AFP l'une des requérantes, Sofia Oliveira, 19 ans. "Leur victoire est donc une victoire aussi pour nous et une victoire pour tout le monde", s'est-elle enthousiasmée. 

Et pour cause : toute décision de la CEDH s'applique dans les 46 Etats membres du Conseil de l'Europe. Quant à la suite ? "Le comité des ministres du Conseil de l'Europe va être chargé de surveiller l'exécution de la décision de justice", explique la juriste Christel Cournil. "Il va y avoir un dialogue avec le Conseil de l'Europe, le Conseil des ministres et le gouvernement qui doit désormais prendre acte de cette décision", résume-t-elle.

La suite s'annonce en tout cas animée. Si l'Office fédéral de la justice (OFJ), qui représente le gouvernement suisse devant la CEDH, a fait savoir qu'il prenait "acte de l'arrêt de la Grande Chambre", le premier parti helvétique, l'UDC (droite radicale) a demandé que la Suisse quitte le Conseil de l'Europe. "Les juges de Strasbourg n'ont même pas pris en compte le fait que la Suisse est exemplaire en matière de réduction des émissions de CO2", a-t-il fait valoir.  

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