: Reportage Dans les Deux-Sèvres, face à la sécheresse, stocker de l'eau dans des "méga-bassines" ne coule pas de source
Alors que les épisodes de sécheresses se multiplient, les principaux syndicats agricoles et le gouvernement défendent la mise en place de retenues d'eau pour irriguer les cultures en été.
C'est l'un des rares reliefs de la plaine agricole qui entoure Mauzé-sur-le-Mignon, dans les Deux-Sèvres. Depuis la route, les talus tracés au cordeau de la retenue d'eau "SEV17" se détachent à l'horizon, bien avant l'arrivée devant le portail. Pour s'approcher de l'eau, il faut franchir deux barrières, protégées par des détecteurs de mouvement et des caméras, puis se justifier auprès des gendarmes venus s'enquérir de l'agitation matinale sur ce lieu hautement sensible. Le chantier, lancé en septembre 2021 pour une mise en route en janvier 2022, a été plusieurs fois perturbé.
Au pied du talus, Thierry Boudaud, président de la Coop de l'eau 79, une société privée qui gère l'infrastructure, prévient : "Sachez que ce que vous allez voir est ce que la Sèvre Niortaise renvoie à la mer chaque heure en hiver." L'agriculteur sait combien ce réservoir d'eau, baptisé "méga-bassine" par ses opposants, est critiqué pour son gigantisme. Sous nos yeux s'étale un bassin de 5 hectares, fait de bâches plastiques étanches et de remblais de terre. D'une capacité de 241 000 m3, il est rempli à 60% en ce 14 juin. Un trésor en cette année marquée par une sécheresse aiguë. Selon Météo France, le déficit pluviométrique mensuel moyen dans les Deux-Sèvres était de 46,6% de janvier à mai.
Pomper en hiver pour irriguer l'été
Retenir l'eau en hiver pour irriguer en été les cultures de la région, et notamment le maïs, c'est le principe de cette retenue et des 15 autres prévues dans le département pour faire face aux effets du réchauffement climatique. L'eau est pompée dans la nappe phréatique de novembre à mars, quand celle-ci est alimentée par les pluies d'hiver, afin de diminuer les prélèvements dans cette même nappe l'été, lorsque la ressource manque. "Si on ne fait rien, tous les prélèvements dans le milieu naturel deviennent préjudiciables parce qu'on les fait au moment où il y a le moins d'eau", argumente l'hydrogéologue Alain Dupuy. En cette mi-juin, le secteur est placé en alerte sécheresse renforcée, avec interdiction d'irriguer, sauf pour quelques cultures.
Selon leurs promoteurs, ces retenues permettent de réduire les volumes d'eau prélevés dans la Sèvre Niortaise : de 22 millions de m3 au début des années 2000 à 11,5 millions. D'après un rapport du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), qui surveille les nappes phréatiques en France, la baisse des prélèvements pendant la période sèche améliore en effet le niveau des réserves d'eau souterraines. Il estime aussi que les pompages pour remplir les bassines auraient un impact "souvent négligeable" sur le cycle de l'eau en hiver.
De l'eau vitale pour les élevages
Infatigable VRP du projet, Thierry Boudaud, élu de la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire, vante les années de concertation qui ont permis d'aboutir, en 2018, à la signature d'un protocole d'accord avec l'Etat et certaines organisations environnementales. Un progrès par rapport aux pratiques passées dans la région. "A l'époque de mes parents, les agriculteurs creusaient un forage sur leurs terres et prenaient l'eau", rappelle-t-il. Le quinquagénaire promet également, en contrepartie, une réduction de la surface de culture du maïs (en vert sur la carte ci-dessous), gourmande en eau et pointée du doigt par les "anti-bassines". Les cinq exploitations branchées à la retenue d'eau "SEV17" appartiennent majoritairement à des éleveurs, dont les cultures servent à nourrir leurs bêtes.
Basile et Samuel Baudoin en font partie. Les deux frères de 33 et 29 ans élèvent 400 chèvres et cultivent 200 hectares (de luzerne, tournesol, blé, maïs ou colza), dont plus des deux tiers servent à l'alimentation du troupeau. Ils ont droit à 57 000 m3 d'eau, pour un budget de 10 000 à 12 000 euros par an. "Sans la réserve, ma fille n'aurait jamais vu de chèvres dans cette ferme", expose Basile qui lance, en plaisantant, qu'il l'a donc appelée "SEV17". Le bassin leur permet de savoir à l'avance de quelle quantité d'eau ils disposeront l'été et d'organiser leurs cultures en conséquences.
Avant la retenue, l'équilibre financier de leur exploitation était menacé. En 2019, les deux frères avaient coupé l'irrigation début août. "On avait dû acheter la nourriture pour les chèvres à l'extérieur. Cela nous avait coûté 45 000 euros. Pour une structure comme la nôtre, c'est énorme", témoigne Samuel. Leur exploitation réalise environ 550 000 euros de chiffre d'affaires et pratique une agriculture de conservation des sols, sans labour, avec le maintien d'un couvert végétal pour maintenir l'humidité.
"On n'est pas des 'agrobusinessmen', comme ils le prétendent."
Samuel Baudoin, éleveur de chèvresà franceinfo
Une opposition déterminée
"Ils", ce sont les opposants à ces grandes piscines à ciel ouvert. Une galaxie diverse, mêlant pêcheurs et alter-mondialistes, qui gravite autour du collectif Bassines non merci. En novembre, des manifestants ont découpé et brûlé les bâches d'une retenue à Cramchaban, en Charente-Maritime, un projet jugé ensuite illégal par la justice. En mars, 5 000 personnes se sont rassemblées pour protester contre les "méga-bassines" et des canalisations appartenant à deux agriculteurs bio ont été vandalisées. A la tête de cette contestation, Julien Le Guet, guide et batelier sur le Marais poitevin tout proche. Selon lui, le principe même de pomper l'eau dans le sol est préjudiciable. "Ce projet est fait à l'envers. Il faudrait être en mesure d'estimer le volume prélevable qui ne remettrait pas en cause l'existence des nappes et des rivières", dénonce-t-il, en poussant sa barque sur les canaux.
Cet homme de 45 ans ne comprend pas comment l'Etat a pu déléguer à une société privée, la Coop de l'eau 79, la gestion de ce bien commun et l'arroser d'argent public (70% des 60 millions d'euros du projet). Il dénonce aussi l'espionnage de ses opposants, une caméra de surveillance très sophistiquée ayant été retrouvée devant la maison de son père, comme le raconte France 3.
Pour lui et son collectif, l'objectif est d'offrir à ces grandes réserves un régime d'exception : "A l'automne 2021, la préfecture a pris un arrêté interdisant tout prélèvement pour remplir plans d'eau et retenues, sauf pour les bassines", dénonce Julien Le Guet. Une décision justifiée par le fait que ces retenues obéissent à des seuils précis.
Ces fameux "seuils de gestion" sont au cœur du débat. Dans de précédentes prises de parole (ici ou là), le président de la Coop de l'eau 79 a laissé entendre que l'eau était pompée dans des nappes "en débordement" ou "saturées". "Ils prélèvent dans la nappe, qu'elle soit rechargée ou pas", dénonce le batelier, mesures officielles à l'appui. "Ces points bas ne veulent pas dire que la nappe est vide", se défend Thierry Boudaud, qui répète que "si l'eau n'est pas prélevée, elle est rendue à la mer".
Un modèle d'agriculture à revoir ?
Julien Le Guet n'est pas le seul à tiquer sur ces seuils. "Je comprends que cela énerve les gens", commente Florence Habets, hydroclimatologue et directrice de recherche au CNRS. L'experte critique le principe des retenues pour plusieurs raisons. Selon elle, les agriculteurs proposent de prélever en hiver parce qu'ils ne peuvent plus pomper les quantités souhaitées en été. Elle conteste par ailleurs l'idée que l'eau qui se déverse dans la mer serait inutile, "les apports d'eau douce étant importants pour la biologie marine". Et s'interroge sur la perte d'eau dans les retenues par évaporation (5 à 10% selon les exploitants). Enfin, Florence Habets prend ses distances avec les conclusions du rapport du BRGM : "Le problème, c'est que leur référence est une situation fortement dégradée."
"Ce territoire manque d'eau depuis plus de 10 ans."
Florence Habets, hydroclimatologueà franceinfo
Tous les agriculteurs affiliés à la Coop de l'eau 79 ne sont pas non plus favorables aux retenues. L'adhésion est de fait obligatoire à partir d'un certain volume d'irrigation, afin que la ressource soit gérée collectivement. "Ma cotisation annuelle [500 euros] sert à financer une infrastructure dont je n'ai pas l'utilité", regrette Thibaut Peschard, 36 ans, un maraîcher installé depuis octobre dans la commune voisine de Saint-Saturnin-des-Bois (Charente-Maritime). Cet adhérent de la Confédération paysanne dispose chaque année de 4 500 m3 d'eau pour arroser ses trois hectares.
Cette eau est pompée directement dans la nappe, grâce à un forage personnel et un petit bassin de 400 m3 qui récupère les eaux de pluie. Il n'est pas soumis aux interdictions d'irriguer parce que les légumes font partie des exceptions. Le maraîcher s'oppose plus au modèle agricole productiviste qui accompagne les retenues qu'à l'outil en tant que tel. "Tu peux débattre des 'bassines', mais je pense qu'il faut surtout débattre de ce que tu en fais. Si tu continues comme avant, je ne vois pas l'intérêt", confie Thibaut Peschard, en pointant des gens "qui ont déjà beaucoup, qui veulent avoir plus, et qui utilisent énormément d'argent de l'Etat pour ça".
Continuer comme avant, ce n'est pas le plan, assure Thierry Boudaud. "Les retenues sont des accélérateurs de transition écologique, plaide-t-il. L'Etat a dit aux agriculteurs : 'On vous accompagne sur les retenues, mais vous allez planter des haies, faire des corridors écologiques, passer en agriculture biologique...'" Le protocole détaille en effet une série d'engagements environnementaux, comme la réduction de l'usage des pesticides.
De belles promesses qui ne convainquent pas Patrick Picaud. Le président de l'association Nature Environnement 17 observe que ces engagements ne sont pas contraignants juridiquement. Le militant relève qu'aucun des agriculteurs connectés à la "SEV17" n'a pris l'engagement de réduire son utilisation de pesticides dans le cadre du protocole, alors même qu'ils se trouvent près d'un captage d'eau potable. Il reproche aux promoteurs des retenues de ne pas se préoccuper du réchauffement climatique et de l'érosion de la biodiversité, malmenée par l'agriculture intensive et le manque d'eau.
Des rendements appelés à diminuer
Ces retenues sont-elles compatibles avec le monde qui vient et à son climat de plus en plus chaud ? Là encore, la question divise. Alain Dupuy, l'hydrogéologue favorable au projet, assure que "tous les scénarios prévoient des précipitations plutôt abondantes en hiver, bien que variables". Alban Thomas, économiste à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), estime au contraire qu'il faut être "prudent" : "Nous ne sommes pas certains que les Deux-Sèvres aient vraiment plus de précipitations hivernales. Par contre, toutes les projections montrent que, même avec une disponibilité en eau égale, le rendement des cultures va diminuer de façon importante à cause de la chaleur."
Thierry Boudaud se montre confiant pour l'avenir. "On n'a pas fait 10 ans de travail au doigt mouillé. On a calé le dispositif pour que le remplissage puisse se faire à plein 8 années sur 10", calcule-t-il, en estimant que "le pire serait d'attendre et de ne rien faire". Le président de la Coop de l'eau 79 s'inquiète plus du rythme de construction des retenues, ralenti par la contestation. "Il est urgent d'aller vite pour ne pas perdre d'agriculteurs en route", prévient-il. Le chantier de la deuxième bassine doit débuter en septembre. Trois autres doivent suivre en mars. Les opposants ont déjà prévu une "manifestation de fin de chantier".
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.