: Enquête "Deforestation Inc" : derrière deux usines de pâte à papier françaises, un groupe indonésien impliqué dans la déforestation
Il n’est pas nécessaire de se rendre en Amazonie ou en Birmanie pour constater que la déforestation est en cours. À une échelle bien moindre, on la trouve parfois à nos portes, comme le montre l’enquête réalisée par la cellule investigation de Radio France avec ses partenaires de l’ICIJ, dans le cadre du projet “Deforestation Inc”. Ainsi, le 23 février 2023, la Cour d’appel de Toulouse a condamné un exploitant forestier espagnol, Manuel Bautista, à deux ans de prison avec sursis et 80 000 euros d’amende pour avoir abattu et volé des arbres sur les parcelles de 21 personnes en Ariège entre 2020 et 2021. Parmi les petits propriétaires grugés, sur la commune de Perles-et-Castelet, figurent Yves et Hélène Rameil. “C'est vraiment un dommage écologique qui a été commis. On nous a pillés de nos souvenirs”, déplore la retraitée. Ils sont d’autant plus en colère que leurs parcelles étaient classées comme forêts de protection : un statut dédié notamment aux zones de montagne où les arbres protègent des avalanches et de l’érosion des sols.
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La défense de l’exploitant espagnol a toujours été la même. Dans chaque cas, il affirme que ses salariés ou ses sous-traitants l’avaient mal compris, que les parcelles de forêt qu’ils devaient couper étaient mal délimitées et que ses coupes ont “débordé” sur d’autres propriétés. Pour savoir où sont passés leurs arbres, les propriétaires ont de nouveau porté plainte contre X en décembre 2022 auprès du procureur de Toulouse.
"Il a laissé de très mauvais souvenirs"
Le forestier espagnol a affirmé aux enquêteurs les avoir vendus à des scieries dans son pays. Mais nous avons découvert qu’il était aussi depuis longtemps un fournisseur de l’usine de pâte à papier de Saint-Gaudens en Haute-Garonne. Cette usine, aussi appelée “la cellulose”, tout comme son usine sœur de Tarascon dans les Bouches-du-Rhône, appartient à l’entreprise Fibre Excellence, une filiale française du groupe canadien Paper Excellence. “En mars 2021, Fibre Excellence a eu connaissance de plaintes de propriétaires portées à l’encontre d’un fournisseur pour une coupe illégale sur la commune de Perles-et-Castelet (Ariège), nous a écrit la direction de l’entreprise. Fibre Excellence a immédiatement activé son principe de précaution avec la suspension immédiate du fournisseur lui interdisant toute livraison de bois, avant de l’exclure définitivement.” Le nécessaire aurait donc été fait. Mais Mathieu Pons-Serradail, l’avocat de l’exploitant espagnol, relativise : “Ses co-contractants, contrairement aux enquêteurs, savent comment ça se passe en forêt.”
Avant les plaintes du printemps 2021, plusieurs élus avaient en effet déjà alerté sur les pratiques de ce forestier, notamment dans le département voisin de l’Aude. “C'est quelqu'un qui, dans les Pyrénées audoises, a mal travaillé, explique Christian Aragou maire du Bousquet et vice-président des communes forestières de l’Aude. Il a laissé de très mauvais souvenirs. J’ai encore à gérer les conséquences de ses coupes sur un chemin communal. J'avais même suggéré à l'Office national des forêts (ONF) de ne plus avoir affaire à lui.”
Une certification défaillante
Le plus étonnant dans cette affaire, c’est que l’usine qui avait recours à ce fournisseur possède une certification de gestion durable du bois. Le fameux label FSC, aujourd’hui indispensable pour avoir accès au marché et attester de ses bonnes pratiques environnementales. Comment dans ces conditions Manuel Bautista n'a-t-il pas été identifié par les certificateurs ? Aucun des audits conduits par une société dite “tierce partie” entre 2018 et 2021 pour bénéficier du label de certification “FSC Bois Contrôlé” n’a décelé quoi que ce soit. L'auditeur payé par l’entreprise doit pourtant contrôler les fournisseurs et leurs pratiques. La cellule investigation de Radio France a pu consulter son rapport d’audit du groupe Fibre Excellence. Il est signé par Fabio Pesce, qui auditait pour le compte d’une société de certification mondiale basée en Suisse, le Société générale de surveillance (SGS).
Or, nous avons découvert que Fabio Pesce n’est pas salarié de SGS mais sous-traitant et qu’il dirige une société de conseil en gestion forestière nommée Fortea. Pouvait-il dans ces conditions avoir un regard indépendant ? “Il y a clairement un conflit d'intérêts, s’étonne Grégoire Jacob, lui aussi consultant pour le privé. On ne peut pas être juge et partie.” Aurélien Sautière, le directeur général de FSC France reconnaît que : “La même personne ne doit pas faire à la fois du conseil et du contrôle.” Interrogé, Fabio Pesce nous a confirmé avoir contrôlé les sites de Fibre Excellence qu’il juge “irréprochables”. Mais lorsque nous l’avons interrogé sur l’existence d’un possible conflit d’intérêts, il a mis fin à notre conversation.
Autre conflit d’intérêts possible : Thomas Pétreault, le responsable des relations publiques du groupe Fibre Excellence (qui gère donc l’usine en cause) siège aussi au sein du conseil d’administration de FSC France, association qui fait la promotion du label "bois durable". En tant qu’entreprise, Fibre Excellence est donc un important contributeur financier de l’association FSC France, et il est en même temps décisionnaire au sein de l’association. “Il n’a pas plus de poids que le WWF ou le Commerce du bois”, relativise Aurélien Sautière, le directeur de FSC France.
Derrière Fibre Excellence : un sulfureux groupe indonésien
Plus troublant encore, Fibre Excellence appartient au groupe canadien Paper Excellence, dirigé par Jackson Widjaja. Depuis sa création en 2006 au Canada, ce groupe a racheté de nombreuses usines et envisage d’acquérir Resolute Forest Products. “Cela lui donnera accès à près de 22 millions d’hectares de forêts au Canada”, explique Joan Baxter du Halifax Examiner. Paper Excellence lorgne aussi Eldorado Brésil qui possède des milliers d’hectares de forêts certifiées. L’entreprise pourrait donc multiplier son chiffre d’affaires par cinq pour atteindre les dix milliards de dollars annuels.
Mais surtout, Jackson Widjaja fait partie d’une riche famille indonésienne d’origine chinoise dont plusieurs membres sont à la tête d’Asia Pulp and Paper (APP). Un groupe de traitement du bois qui, depuis 2007, a été exclu de la certification FSC, à la suite de plusieurs enquêtes menées par des ONG qui ont constaté que certaines de ses filiales et de ses sous-traitants se livraient à la déforestation. “En 2006, nous avons montré qu’APP continuait à déforester des zones à haute valeur de conservation, affirme Grant Rosoman, chargé de campagne Forêt à Greenpeace International. Surtout en Indonésie où l’entreprise et ses sous-traitants sont responsables de milliers d’hectares de déforestation, mais aussi de violences envers les communautés locales.”
Des liens toujours niés
Ces liens existants entre Paper Excellence (qui contrôle les deux usines françaises) et le groupe indonésien APP, des ONG les avaient déjà établis en octobre 2022 dans un rapport. Mais le vice-président de Paper Excellence, Graham Kissack les avait démentis, déclarant que sa société opérait de manière “complètement indépendante” d’APP. “Ce n’est pas parce qu’il y a des membres de la même famille Widjaja au sein de ces entités qu’elles se coordonneraient comme un groupe”, expliquait-on. L’enjeu de ce débat n’est pas mince pour Fibre Excellence. Car s’il était reconnu que sa maison mère, Paper Excellence et APP en Indonésie étaient liés, les usines de Saint-Gaudens et de Tarascon notamment pourraient perdre leur label FSC.
De troublants emails
Ces liens pourtant, nous les avons identifiés. Plus d’une dizaine de cadres travaillent en effet dans les deux sociétés, et parfois même, en même temps. C’est le cas de Danilo Benvenuti qui a été à la fois dirigeant de Fibre Excellence SAS jusqu’en 2018 et cadre d’APP France. “J'ai travaillé pour le père de Jackson (Widjaja) chez APP, admet-il, mais il n’y a pas eu à ce que je sache d’échange d’informations confidentielles entre des employés d’APP et de Fibre Excellence”, nous a-t-il assuré. Même son de cloche de la part de l’entreprise Fibre Excellence en France. Elle précise à la cellule investigation de Radio France, qu’“il n’y a aucune implication d’aucun autre membre de la famille Widjaja dans Fibre Excellence”.
Et pourtant, en 2010, lorsque le groupe Tembec vend à Fibre Excellence les usines de Saint-Gaudens et de Tarascon, les salariés français sont convaincus qu’APP et la famille Widjaja prennent les commandes de leurs usines. “J’ai vu plusieurs fois Teguh Widjaja (le père du patron de l’usine de Tarascon) à Vancouver et à Shangai, explique un ancien haut cadre de Fibre Excellence. Selon lui, “il était directement impliqué dans les décisions prises par le groupe”. Plusieurs emails que nous nous sommes procurés montrent par ailleurs que des dirigeants d’APP et de Paper Excellence échangeaient en 2018 des informations sur leurs tarifs et leur production, notamment lorsqu’il a été question d’un changement de type de pâte à papier produite par l’usine de Tarascon. Or, “si des entreprises sont considérées comme indépendantes, il leur est interdit de s’échanger des informations pour tout ce qui est stratégique”, précise Aurélie Dellac, avocate en droit de la concurrence.
Un chef analyste au sein du groupe APP s’est même inquiété, sans résultat, de ces pratiques qui pourraient s’apparenter à celle d’un “cartel” auprès des autorités de la concurrence chinoise et européenne. De son côté, FSC International continue cependant de voir deux groupes distincts, et donc, d’accorder un label à un groupe alors qu’il l’a retiré à l’autre. “Il n'y a pas de relation entre APP d'une part et Paper Excellence, Fibre Excellence d'autre part”, nous a affirmé Kim Carstensen, le directeur général de FSC International.
À Tarascon, de multiples défaillances
Au-delà de la question de la certification FSC, les pratiques de l’usine de Tarascon ont plusieurs fois fait parler d’elles pour d’autres raisons. De nombreux problèmes techniques sont apparus en 2010. “On rafistolait les tuyaux avec des bandes de scotch”, nous explique un salarié qui y a travaillé jusqu’en 2020. “Des idées pour faire évoluer les pratiques, il y en a eu, poursuit-il. Mais de l’argent pour réparer et investir dans ce qui n’allait pas, il y en avait moins.” Autre incident : en 2016 des riverains de l’usine se mobilisent lorsque des poussières se répandent sur les cultures maraîchères de la région. Les contrôles des inspecteurs de l’environnement mettent en évidence des dépassements allant jusqu’à 27 fois au-delà des normes. Le groupe promettra finalement de réaliser une étude de faisabilité afin de réduire ses rejets de poussière. Il s’engage aussi à investir 180 millions d’euros dans l’usine.
Mais ce n’est pas tout. Depuis 2012, l’entreprise ne paye plus la taxe qu’elle doit à l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse, contrairement aux autres industriels qui polluent le milieu aquatique. Et en 2018, l’agence lui a accordé une remise gracieuse, à hauteur de 11 millions d’euros. Les préfectures respectives mettront aussi plusieurs fois en demeure les usines de Saint-Gaudens et de Tarascon pour des dépassements d’oxyde d’azote et de dioxyde de souffre ainsi que pour leurs rejets aquatiques. Mais, là encore, elles leur accorderont des dérogations contre l’engagement de faire des travaux pour réparer des usines vieillissantes. L’usine de Saint-Gaudens a d’ailleurs eu un nouvel incident lundi 27 février.
Une pluie d’argent public
En octobre 2020, l’usine de Tarascon est placée en redressement judiciaire. Par un dispositif exceptionnel destiné à aider les entreprises après la pandémie de Covid, l’État va alors autoriser le groupe à se racheter lui-même, effaçant au passage près de 110 millions d’euros de dettes. Paper Excellence récupère du même coup son propre stock de bois d’un montant de 3,5 millions d’euros pour un euro symbolique. Fibre Excellence Tarascon devient alors Fibre Excellence Provence, avec à sa tête une holding hollandaise Hervey Investments BV... détenue toujours par Jackson Widjaja. Les salariés acceptent aussi une baisse de 10% de leur salaire, tandis qu’une trentaine de postes sur 280 sont supprimés. Et l’État va donner un nouveau coup de pouce en classant l’usine de Tarascon comme un site amianté. Ses salariés de plus de 50 ans bénéficieront du plan amiante qui leur permet de partir à la retraite.
Le cabinet de Bruno Lemaire nous a confirmé que Fibre Excellence avait bénéficié de plus de 70 millions d’euros d’aides publiques. Mais concernant ses liens avec APP, il estime ne pas pouvoir s’exprimer, l’entreprise étant susceptible de faire l’objet d’investigations de la part de la DGCCRF (Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes) ou de l’Autorité de la concurrence. Ni cette dernière, ni la Commission européenne n’ont répondu à nos sollicitations.
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