: Reportage Face à la #MontéeDesEaux, le désarroi de Gouville-sur-Mer : "On ne pensait pas que ça arriverait si vite"
Balayée par les tempêtes à l'hiver 2019-2020, cette commune du Cotentin voit son littoral grignoté inexorablement par les flots. Reportage.
La capuche bien serrée autour du visage, elle est venue voir "comment la mer claque" en ce mercredi de mars 2020. Il est à peine 8 heures et une grande marée est en cours sur la plage de Gouville-sur-Mer (Manche). Inlassablement, des vagues se brisent contre les rochers disposés à la hâte pour protéger la dune. A intervalles réguliers, des gerbes d'eau viennent rafraîchir le passant distrait. Notre "Gouvillaise de tout temps", qui a préféré rester anonyme, constate la violence des éléments. "Pour moi, on ne peut rien contre la nature. Dans vingt ans, il n'y aura plus de dune", estime la septuagénaire. Appuyé contre une barrière métallique, Jacques, 69 ans, confirme la fragilité de la colline sableuse : "A une époque, il y avait 30 mètres de dune en plus et j'avais une cabine là", lance-t-il, en pointant les flots.
Défendre ce qu'il reste de la dune, c'est la mission de François Legras. Ce matin, l'adjoint au maire* est soulagé. Une petite brèche s'est ouverte près des campings, mais les défenses tiennent bon. "Compte tenu du coefficient et de la hauteur d'eau, ça se passe bien, ouf. Le vent est avec nous", confie-t-il. Venues du sud, les rafales longent la côte sans gonfler les vagues. Rien à voir avec la tempête Ciara, qui s'est abattue sur ce coin du Cotentin le 9 février 2020. "Ce jour-là, on était à la vigie du poste de secours. On voyait partir la dune à l'eau par paquets de 40 centimètres", témoigne Jérôme Bouteloup, entrepreneur en travaux publics de 49 ans. Une partie de l'aire de stationnement des camping-cars, située au sommet de la dune, est emportée. "Quand tout est tombé, je pleurais au bord de la mer. Il fallait pas que vous m'interrogiez à ce moment-là, l'Etat, je le maudissais", raconte Martine Bouffay, une retraitée de 68 ans.
"Aujourd'hui, je ne construirais pas ici"
Comme de nombreux Gouvillais, Martine a pris conscience de la fragilité du littoral de la commune avec les tempêtes de l'hiver 2019-2020. Après Ciara, Inès, Denis et Jorge sont venus exacerber l'érosion naturelle de la côte, à l'œuvre depuis des décennies. C'est particulièrement spectaculaire au nord de la cale, qui retient le sable sur la partie sud de la commune. "Parmi les sites qui évoluent beaucoup ces dernières années, il y a Gouville, avec beaucoup de recul depuis les années 2009-2010. Il y a un endroit qui a reculé de 40 mètres, un autre de 15 mètres depuis 1992", constate Franck Levoy, chercheur à l'université de Caen et chargé de mesurer l'évolution du trait de côte dans le département. Ce recul expose chaque année un peu plus la commune au risque de submersion, dans un contexte global de montée des eaux sous l'effet du réchauffement climatique provoqué par notre mode de vie trop carboné.
"Faites attention à vous !" Sur la route qui longe le littoral, Luc Catherine redoute déjà qu'une vague nous emporte, alors que nous jetons un œil à la brèche qui menace la chaussée. "A ce niveau-là, l'eau passe sous la route", se désole-t-il. De l'autre côté de ce fin ruban d'asphalte, en première ligne, les économies d'une vie. Pour s'offrir en 2010 le camping Belle Etoile, Luc Catherine et sa femme ont investi 2 millions d'euros et se sont endettés jusqu'en 2028. "A l'époque, on s'est renseignés auprès de la préfecture, qui nous a dit que ce n'était ni inondable, ni submersible", retrace-t-il. Aujourd'hui, la mer n'est plus qu'à cinq mètres des premiers mobil-homes et menace également le camping municipal voisin. "Si on avait su, on n'aurait pas mis 2 millions d'euros, et encore, je ne suis même pas sûr qu'on aurait acheté", confie l'entrepreneur, désabusé.
En deuxième ligne, à 300 mètres de la dune en contrebas, Martine Bouffay raconte la même histoire. "Quand on a fait construire en 1998, on ne nous a pas parlé de ça. A l'époque, la mer était très loin (…) Aujourd'hui, je ne construirais pas ici. Je n'irais pas au-devant des problèmes", témoigne-t-elle, avant de glisser : "On a déjà dit aux enfants que la maison, ce n'était pas la peine de compter dessus." Sa voisine, Christine Leduc, confesse : "Le réchauffement climatique, on pensait pas que ça arriverait si vite. Le changement, on le voit bien, la mer avance, il ne gèle plus en hiver…" En troisième ligne, juste à côté des maisons de Martine et Christine, se trouve la zone ostréicole, le poumon économique de la commune avec ses centaines d'emplois.
Fortifier ou partir
"S.O.S." Début janvier 2020, un collectif d'habitants dont font partie Jérôme Bouteloup et Martine Bouffay a déployé de grands draps blancs barrés de cet appel au secours sur la plage. Une pétition, signée selon les organisateurs par 4 500 personnes, a été lancée, une association, baptisée Le Trait de côte, a été montée pour faire pression sur les autorités. "Ce qu'on veut, c'est d'abord une protection, de l'enrochement [un entassement de gros blocs de pierre]. La relocalisation, ça ne se fera pas en un claquement de doigts, alors que l'érosion, ça va très vite. Les campings, les habitations et la zone ostréicole… Il y a toute une vie derrière cette dune", expose Jérôme Bouteloup, son président et futur conseiller municipal. La maire*, Béatrice Gosselin, résume d'une phrase l'état d'esprit de ses administrés à la sortie de cet hiver agité : "Les gens voient bien que nous sommes arrivés à un point de danger."
Enrochement ou relocalisation, fortifier ou partir. C'est la question qui agite la commune depuis la grande marée de septembre 2019, qui a montré les limites des ouvrages de défense légers mis en place ces dernières décennies par la commune. Installée en 2017 pour la modique somme de 700 000 euros, la dernière ligne de défense, des géotubes gonflés de sable au pied de la dune, se trouve aujourd'hui une dizaine de mètres à l'avant de celle-ci. D'un côté, la mairie et l'association, qui réclament les grands moyens, un enrochement sur géotextile, pour stabiliser le trait de côte comme l'ont fait par le passé les communes voisines. De l'autre, la préfecture, qui refuse, conformément à la nouvelle politique de l'Etat. "On pratique de moins en moins l'enrochement, parce qu'on considère qu'il a des effets négatifs, qu'il fait disparaître la plage devant. Et en perdant son sable, la plage va permettre aux vagues d'être plus grandes et de menacer l'enrochement à long terme", éclaire Franck Levoy, de l'université de Caen, tout en rappelant qu'un tel ouvrage a une durée de vie de trente ans.
En déplacement le 14 février 2020 à Gouville-sur-Mer, la ministre de la Transition écologique et solidaire a été très claire. "On voit qu'ici la mer est plus forte que nous. Il faut aussi réfléchir à ne pas vouloir gagner contre la nature, mais de jouer avec la nature", a lancé Elisabeth Borne depuis la dune. Quelques jours avant cette visite, l'Etat a quand même donné à la commune l'autorisation provisoire d'enrocher 370 mètres de littoral au nord de la cale, pour une durée de cinq ans, le temps de relocaliser. Un délai supplémentaire pour une commune prévenue des risques depuis longtemps, regrettent certains observateurs. "Cela fait des années que tout le monde leur dit que ça ne va pas tenir", peste l'un d'eux. "J'ai peut-être eu du mal à comprendre, mais j'ai entendu tellement d'avis différents, se justifie l'ancien maire (1990-2019), Erick Beaufils. Et puis il n'y a que depuis un ou deux ans que ça castagne comme ça."
Relocaliser, mais où ?
Relocaliser, "nous n'y sommes pas opposés, assure aujourd'hui la maire Béatrice Gosselin, dont le programme pour les municipales 2020 mentionne la "défense mer et préparation à la relocalisation". Mais, "pour le moment, il n'y a aucune évolution de l'urbanisme pour nous permettre de le faire, aucun projet sur lequel nous pourrions donner notre avis, pointe-t-elle. On nous parle de relocaliser, mais rien n'avance." Ce sentiment d'impuissance est partagé par Luc Catherine. "Je ne sais pas grand-chose, on subit pour le moment", se désole le propriétaire du camping. Lui non plus ne se dit pas fermé à la relocalisation, qu'il juge inévitable à terme. Il redoute cependant de se voir proposer de déplacer son activité à l'intérieur des terres : "J'ai des clients qui demandent à être au bord de la mer. Si on a acheté ce camping 2 millions d'euros, c'est parce qu'il y avait cette vue."
Personne n'imagine en revanche déplacer la zone ostréicole, approvisionnée en eau de mer par un réseau de pompes. "Nous, pour faire notre métier, on a besoin de cette eau. Si on met de l'eau douce, les huîtres crèvent", rappelle Patrick Liron, un ostréiculteur de 55 ans. Bien conscient de la menace du réchauffement climatique – "ce n'est pas une légende, contrairement à ce que dit Trump" –, il milite pour défendre le trait de côte là où il y a des enjeux économiques et laisser la mer grignoter le reste.
Attablé à ses côtés autour de quelques huîtres et d'un verre de blanc, l'ancien député LREM Grégory Galbadon tient à souligner la responsabilité de l'urbanisation de ces dernières décennies dans la situation actuelle. "On a voulu conquérir les mielles [ces plaines sableuses voisines de la mer dans le patois local] où les anciens ne mettaient que leurs moutons, regrette-t-il. On ne devrait pas parler de catastrophe naturelle. Ce sont des catastrophes urbanistiques. L'homme s'est cru plus fort que la nature." Sur un cliché aérien de la côte pris dans les années 1950, la zone aujourd'hui occupée par les campings, un lotissement et la zone ostréicole est vide de toute construction.
L'ancien député, maire de Saint-Pierre-de-Coutances, un village à l'intérieur des terres, n'est pas partisan d'une défense dure, type enrochement. "La mer, on l'accompagne, on ne lutte pas contre elle", estime-t-il, avant d'insister sur la nécessité d'organiser une concertation afin de "réfléchir à des solutions pour que mes enfants ne se retrouvent pas à payer dans cinquante ans". De l'autre côté de la table, Patrick Liron reconnaît que "la politique, c'est pas toujours facile", mais prévient : "On peut discuter pendant des années, la mer, elle, elle ne discute pas."
* Ce reportage a été réalisé en mars 2020, juste avant le premier confinement et les élections municipales. Depuis cette date, la mairie a été poursuivie devant le tribunal administratif par la préfecture, pour avoir prolongé ses travaux d'enrochement au-delà de la limite autorisée. La maire, Béatrice Gosselin, a été élue sénatrice et remplacée à la mairie de Gouville par son adjoint, François Legras. Jérôme Bouteloup, de l'association Le trait de côte, a été élu conseiller municipal, délégué au littoral et au service des espaces verts. La commune, qui demande toujours la protection en urgence des campings en attendant une éventuelle relocalisation, s'est associée avec ses voisines d'Agon-Coutainville et de Blainville-sur-Mer pour négocier avec l'Etat un projet partenarial d'aménagement pour son trait de côte.
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