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Espagne : trois questions sur le départ de l'ancien roi Juan Carlos

Roi d'Espagne de 1975 à 2014, Juan Carlos Ier est soupçonné de corruption. Le souverain a annoncé son départ du pays, pour protéger le règne de son fils, Felipe VI.

Article rédigé par franceinfo
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Le roi Juan Carlos Ier d'Espagne et son épouse, la reine Sofia (Sophie de Grèce), assistent à un défilé militaire au palais du Pardo, à Madrid, le 19 octobre 2009. (PIERRE-PHILIPPE MARCOU / AFP)

L'ancien roi s'en va pour ne pas ternir le règne de son fils. La monarchie espagnole fait les titres de la presse hispanique, mardi 4 août, après l'annonce, faite par Juan Carlos Ier lui-même, de son départ d'Espagne, pour une destination inconnue. Dans un courrier (en espagnol) adressé à son fils Felipe VI, et rendu public par la maison royale, l'ancien monarque annonce sa "décision réfléchie de partir, pour le moment, d'Espagne". "Il y a un an, je t'avais exprimé ma volonté et mon désir d'abandonner les activités institutionnelles", rappelle-t-il. 

"C'est une décision que je prends avec une profonde peine, mais une grande sérénité, ajoute-t-il. J'ai été roi d'Espagne pendant près de quarante ans et, pendant toutes ces années, j'ai toujours voulu le meilleur pour l'Espagne et pour la Couronne." Pourquoi l'ancien roi quitte-t-il son pays ? Quel a été son rôle dans la vie politique espagnole ? Franceinfo répond à trois questions sur l'affaire Juan Carlos. 

1Qui est Juan Carlos Ier ?

Juan Carlos naît en exil, en Italie, en 1938. Son père, comte de Barcelone et prétendant au trône d'Espagne, est un Bourbon, descendant direct de Louis XIV. Il a été chassé en 1931 par les Républicains. Le jeune homme de sang royal découvre son pays d'origine sous la dictature franquiste. Il est désigné en 1969 comme le successeur officiel de Franco et passe du statut de prince d'Espagne à celui de chef d'Etat par intérim, cinq ans plus tard, à la faveur des problèmes de santé du général.

Juan Carlos accède au trône le 22 novembre 1975. Il a alors 37 ans et est couronné deux jours après la mort du dictateur qui a dirigé le pays durant plus de trente-cinq ans. Personne ne croit en Juan Carlos. "De nombreuses personnes imaginaient qu'il ne durerait pas longtemps", mais "contre toute attente, il a triomphé", se souvient le quotidien El Pais (en espagnol). Un triomphe qui a une date, ou plutôt une nuit : celle du 23 au 24 février 1981. En ces derniers jours de février, l'Espagne traverse des problèmes économiques et est secouée par le terrorisme basque. Le 23 février, les députés espagnols sont pris en otage par des militaires. Des coups de feu sont tirés dans le Parlement, lors d'une session retransmise en direct. L'intervention est condamnée quelques heures plus tard par le monarque. Vêtu de son uniforme de capitaine général des armées, Juan Carlos Ier rétablit l'ordre : il condamne l'intervention des officiers putschistes de la Garde civile et leur ordonne de rentrer dans les rangs.

Il "a sauvé l'Espagne d'un coup d'Etat", explique Laurence Debray, auteur de la biographie Juan Carlos d'Espagne au micro d'Europe 1. Le monarque, qui a gagné la faveur populaire, poursuit ses réformes et ouvre le pays à la modernité : il "restaure la démocratie en Espagne" et assure "pendant presque quarante ans une période de stabilité et de croissance économique", affirme sa biographe. "Le vrai rôle de Juan Carlos a été d'unir une Espagne qui sortait d'une dictature", ajoute Benoît Pellistrandi, historien spécialiste de l'Espagne contemporaine, auprès de franceinfo. Le miracle qu'a réussi Juan Carlos, c'est de faire en sorte que les premières élections libres de 1977 se soient faites avec toutes les forces politiques, y compris les communistes."

2Que lui reproche-t-on? 

Mais "les êtres humains sont faillibles. Il y aura toujours un défaut", rappelle un éditorial du journal ABC (en espagnol). Dans les années 2010 des affaires secouent l'opinion publique et éclaboussent la couronne : le gendre du monarque, l'ancien handballeur Iñaki Urdangarin, est au coeur d'un scandale de détournement de fonds. Il est écarté fin 2011 du palais royal pour "conduite non-exemplaire". En 2012, alors que l'Espagne traverse une dure crise économique et que le chômage explose, le roi est sous le feu des critiques après s'être cassé la hanche au cours d'un safari de luxe au Botswana. Juan Carlos était parti chasser l'éléphant, accompagné de sa maîtresse Corinna Zu Sayn-Wittgenstein et d'amis saoudiens. Ce train de vie faramineux choque de nombreux Espagnols. La polémique est telle que Juan Carlos abdique en juin 2014, laissant le trône à son fils, Felipe VI. "Personne ne pouvait penser à une telle fin", relève El Pais.

Mais les scandales ne s'arrêtent pas là. La presse espagnole dévoile des enregistrements de l'ancienne maîtresse Corinna Zu Sayn-Wittgenstein, dans lesquels on l'entend affirmer que Juan Carlos a encaissé une commission pour la concession d'un contrat de 6,7 milliards d'euros attribué en 2011 à un consortium d'entreprises espagnoles pour la construction du "train du désert", un train à grande vitesse entre La Mecque et Médine, en Arabie saoudite. Un dossier est ouvert par le parquet espagnol anticorruption en septembre 2018. En mars 2020, l'affaire des pots-de-vin prend un nouveau tournant : le quotidien La Tribune de Genève révèle (article payant) que le monarque aurait reçu, en 2008, 100 millions de dollars de l'ancien roi saoudien Abdallah sur un compte suisse d'une fondation panaméenne. Début juin, le Tribunal suprême s'est saisi de l'affaire, puisque Juan Carlos était, au moment des faits concernés, encore roi donc protégé par son immunité. Une enquête a été ouverte au mois de juin.

3Pourquoi quitte-t-il l'Espagne ?

C'est la question qui anime les débats actuels. Cherche-t-il à se soustraire à la justice ou à protéger son fils, le roi Felipe VI ?  Pour Laurence Debray, Juan Carlos "ne fuit pas devant ses responsabilités" mais "part pour sauver la Couronne, pour que ses affaires n’entachent pas l’image" de la monarchie et de son fils. Un avis que partage l'historien Benoît Pellistrandi : "On l'a poussé à partir et c'est une conjuration qui est à la fois familiale et gouvernementale. Le roi Felipe VI avait besoin que la pression sur l'institution monarchique descende." Ce dernier a remercié son père pour sa décision. Après les révélations dans la presse, le jeune roi a retiré à son père une dotation annuelle du palais royal évaluée à plus de 194 000 euros par an et a annoncé qu'il renonçait à l'héritage de son père, pour restaurer l'exemplarité de la famille royale.

Par ailleurs, selon El Pais (article en espagnol), le roi part seul : sa femme, la reine Sofia (Sophie de Grèce), reste à Madrid et ne souhaite pas suivre son mari, avec qui les relations sont tendues depuis plusieurs années. Les critiques à l'encontre du départ de l'ancien roi fusent dans le pays, déjà divisé sur la question de la monarchie. "La fuite de Juan Carlos de Borbon à l'étranger est un acte indigne d'un ancien chef d'Etat et elle laisse la monarchie dans une position très compromise", a fustigé le vice-Premier ministre, Pablo Iglesias, du parti de gauche radicale Podemos, opposé à la monarchie. L'exécutif socialiste s'est, lui, contenté d'exprimer sobrement son "respect" pour la décision du roi déchu. Accusé de fuir une éventuelle condamnation judiciaire, Juan Carlos s'est défendu par l'intermédiaire de son avocat, Javier Sanchez-Junco. Ce dernier a affirmé dans un communiqué que l'ancien monarque resterait à la disposition du parquet.

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