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Législatives en Espagne : interviews Skype, meetings en vidéoconférence... L'étrange campagne du Catalan Carles Puigdemont, exilé en Belgique

Article rédigé par Raphaël Godet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Le leader indépendantiste catalan, Carles Puigdemont, lors d'une conférence organisée le 14 octobre 2019 à Bruxelles (Belgique). (FRANCOIS LENOIR / REUTERS)

Menacé d'arrestation dans son pays, le leader indépendantiste a supervisé les élections de dimanche à distance. A 1 300 kilomètres de son fief catalan, il a mené campagne en comptant sur une bonne connexion internet.

Quand les premiers électeurs espagnols vont pousser la porte des bureaux de vote sur les coups de 9 heures, dimanche 10 novembre, Carles Puigdemont sera levé depuis deux bonnes heures déjà. Comme tous les matins, il commencera par lire les journaux. Puis, il consultera les dizaines de messages reçus dans la nuit de la part des camarades de son parti, Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne, JxC). C'est que le leader indépendantiste catalan est surtout joignable par téléphone depuis qu'il s'est exilé à Bruxelles il y a deux ans pour fuir la justice de son pays, qui lui reproche d'avoir organisé illégalement le fameux référendum d'autodétermination d'octobre 2017.

Son quartier général est une jolie demeure de briques rouges du quartier résidentiel de Waterloo, au sud de la capitale belge. "C'est la tour de contrôle de la campagne", assurent à franceinfo tous ceux qui ont eu l'autorisation de passer la porte d'entrée de la "Maison de la République catalane", comme il est écrit sur la plaque métallique vissée sur la façade.

Car même s'il n'est pas candidat cette fois-ci, Carles Puigdemont reste l'un des grands manitous de la campagne pour les élections législatives dans les rangs de JxC. Autour du "président", comme l'appelle encore son entourage qui ne veut pas oublier ses presque deux ans à la tête de la Catalogne, c'est une toute petite équipe qui s'affaire. "J'ai compté quatre ou cinq personnes, raconte André Bordaneil, le maire de Maureillas, qui lui a rendu visite "en ami" avec d'autres élus des Pyrénées-Orientales début octobre. Il a un conseiller politique, un secrétaire particulier, un concierge, et c'est à peu près tout. Cela n'a rien de pléthorique."

Ramon Faura, qui connaît "Carles" depuis vingt ans, n'a aussi "rien trouvé de fou" à l'intérieur quand il est venu passer une tête avant l'été. "Par exemple, je n'ai pas vu de cartons remplis d'affiches ou de dépliants, insiste le président d'Angelets de la Terra, une association qui coordonne des projets destinés à promouvoir la culture et la création artistique en langue catalane. Entre nous, que voudriez-vous que son staff fasse de tracts sur la Catalogne alors qu'il est coincé en Belgique ?"

Une réunion chaque vendredi matin

Au-delà des visites de courtoisie des "amis", c'est le vendredi matin, pour la réunion hebdomadaire, que la bâtisse de 550 mètres carrés s'anime le plus. Le protocole est le même d'une semaine sur l'autre. Une fois que tout le monde a pris place autour de lui, Carles Puigdemont s'assure que l'équipe est bien connectée à Barcelone, avant de prendre la parole en catalan pour dérouler l'ordre du jour.

D'un bout à l'autre du fil, on parle essentiellement stratégie électorale. Les candidats écoutent, réagissent, interrogent, demandent des conseils. Le ton monte quand il y a désaccord. "La réunion dure en moyenne deux ou trois heures. On se met à jour de ce qui se prépare ici en Belgique ou en Espagne", décrit Lluís Puig, candidat qui a lui aussi trouvé refuge dans le plat pays. "Mais ça déborde parfois en fonction de l'actualité", tient à préciser l'ancien monsieur Culture du gouvernement de Puigdemont, qui fait également l'objet d'un mandat d'arrêt pour "désobéissance" et "détournement de fonds publics".

Lors de ces réunions, on parle aussi tendances de vote. Un sondage paru dans le journal catalan El Periodico le 27 octobre créditait justement les trois formations indépendantistes en lice de 43% des voix en Catalogne, selon Le Monde. Même si certains sympathisants envisagent de boycotter les urnes pour marquer leur opposition à Madrid, c'est toujours plus que les presque 39% récoltés en avril lors du dernier scrutin législatif.

Quatre maires des Pyrénées-Orientales rencontrent le leader indépendantiste catalan, Carles Puigdemont, dans ses locaux à Bruxelles (Belgique), le 8 octobre 2019. (COLLECTION PRIVEE)

Carles Puigdemont ne s'en cache pas. En coulisses, il répète vouloir tirer profit de l'impact émotionnel provoqué par l'emprisonnement à la mi-octobre de neuf dirigeants séparatistes pour "sédition" et "désobéissance". "Nous devons faire tomber les murs qui emprisonnent la volonté du peuple de Catalogne, lancera-t-il par exemple dans une déclaration depuis Bruxelles. Le 10 novembre, nous aurons une très grande opportunité [de nous y attaquer] par les urnes."

Des meetings en vidéoconférence

Après 742 jours loin de sa Catalogne chérie, Carles Puigdemont a appris à tout gérer à distance. "On a la chance qu'il n'y ait pas de décalage horaire entre la Belgique et l'Espagne, fait remarquer Lluís Puig. Avec Skype ou WhatsApp, on peut joindre nos interlocuteurs quand on veut et d'où on veut."

A 1 300 kilomètres de là, l'équipe basée à Barcelone semble aussi s'être accommodée de cette campagne électorale pas comme les autres. "Evidemment que c'est plus compliqué que Carles Puigdemont soit à distance, reconnaît Jaume Alonso-Cuevillas, l'un de ses avocats, qui est aussi candidat pour le vote de dimanche. Mais heureusement, la technologie d'aujourd'hui nous permet de communiquer à peu près normalement. On met l'option vidéo sur les applications, et c'est bon. On s'appelle très régulièrement. Sinon, je vais le voir quand c'est nécessaire."

Barcelone-Bruxelles, c'est seulement deux heures en avion.

Jaume Alonso-Cuevillas, l'un des avocats de Carles Puigdemont

à franceinfo

La technologie fait, c'est vrai, parfaitement le travail quand l'un de ces "exilés belges" doit intervenir dans un meeting politique qui se déroule physiquement… quelque part en Catalogne. "Une bonne connexion, une bonne qualité de son, et c'est bon", assure Lluís Puig, qui est intervenu pas plus tard que lundi dernier en direct depuis la capitale belge. "A force, l'anormalité est en fait devenue la normalité, analyse de son côté le Perpignanais Ramon Faura.

Une séquence du documentaire Deux Catalognes, diffusé sur Netflix en 2018, montre justement Carles Puigdemont en train d'échanger avec ses partisans rassemblés dans une salle chauffée à blanc de Barcelone. "C'est le seul moyen pour que je participe à la campagne, explique-t-il en se passant une lingette démaquillante sur le front, depuis le théâtre bruxellois qui a accepté de l'accueillir pour son duplex. Je n'ai pas le choix. (...) Parfois, je reconnais quelqu'un, et je réagis. J'aime bien dire bonjour, ça permet de casser la barrière que crée la technologie quand on fait ça en vidéo ou en direct. Cela permet d'éradiquer la distance."

Le leader indépendantiste catalan Carles Puigdemont lors d'un meeting politique organisé en vidéoconférence depuis Bruxelles (Belgique), en décembre 2017. ("DEUX CATALOGNES" / NETFLIX)

Et ça fonctionne. C'est aussi en multipliant les vidéoconférences qu'il a remporté son siège d'eurodéputé lors des européennes de mai. Carles Puigdemont ne peut toutefois pas siéger au Parlement européen puisqu'il a manqué la prestation de serment obligatoire devant l'autorité électorale à Madrid, le mois suivant. Et pour cause : un retour en Espagne aurait automatiquement entraîné son arrestation. Le leader indépendantiste – au même titre que l'ancien député catalan Toni Comin – est donc dans l'impasse, Bruxelles ne reconnaissant pas son statut de député européen.

"Prêcher la bonne parole" 

Jugée "grotesque" par certains, "normale" par d'autres, la situation a fait en tout cas de Carles Puigdemont une personnalité très sollicitée, et encore plus à mesure que les législatives – les quatrièmes en quatre ans – approchaient. Sa participation au Festival du livre en Bretagne, organisé le 26 octobre à Carhaix (Finistère), a par exemple bien failli tomber à l'eau à cause de cet agenda chargé. "C'est vrai qu'il y a eu des rebondissements, souffle Charlie Grall, l'un des organisateurs. Un coup c'était oui, un coup c'était 'pas sûr'. Mais finalement, l'accord de principe a bien été respecté." En partie au moins : les 400 personnes présentes ce jour-là n'ont pas pu lui poser de questions en direct comme prévu. Elles ont dû se contenter d'une vidéo enregistrée de neuf minutes en plan serré, que son staff avait envoyée la veille par e-mail.

"C'est déjà beaucoup", se félicitent les organisateurs de l'événement, plutôt satasfaits du "coup" réalisé. "Si Monsieur Puigdemont a accepté de jouer le jeu, c'est sûrement parce qu'il a été sensible à l'intérêt que l'on portait au problème catalan", imagine Charlie Grall.

Vu le contexte, avec les violences dans Barcelone et les condamnations des responsables indépendantistes, il aurait très bien pu nous dire que ça ne l'intéressait plus. Il aurait aussi pu envoyer quelqu'un d'autre et on l'aurait compris.

Charlie Grall, du Festival du livre en Bretagne

à franceinfo

C'est que ce type d'intervention rentre parfaitement dans le plan de bataille que Carles Puigdemont a en tête : européaniser son combat. En plus du catalan et de l'espagnol, l'ancien journaliste de bientôt 57 ans parle aussi anglais, français et roumain. Toujours intéressant quand on sillonne l'Europe pour "prêcher la bonne parole" du droit à l'autodétermination. Petit couac quand même : le gouvernement canadien a refusé qu'il vienne fin octobre à Montréal, où il avait été invité par une organisation indépendantiste québécoise. Pas de chance, Carles Puigdemont avait déjà dû repousser ce déplacement au printemps, faute d'avoir obtenu une autorisation de voyage électronique (AVE).

"Une machine incroyable"

Le 130e président de la Generalitat a quand même dû prendre un peu plus de temps pour lui dans la dernière ligne des élections… pour encaisser le décès de son père, survenu mercredi 6 novembre. "Ma mère, mes sœurs et mes frères se souviendront toujours de lui comme d'un homme d’une immense gentillesse et d’une fidélité aux valeurs du christianisme. Repose en paix", écrit-il dans un tweet.

Carles Puigdemont a préféré annuler dans la foulée sa participation par visioconférence à un meeting organisé le soir même dans sa ville de Gérone. Une minute de silence a été respectée. 

Carles Puigdemont, qui n'avait pas vu son père depuis deux ans selon certains, ne s'est pas rendu à ses obsèques, vendredi, pour ne pas terminer les menottes aux mains. Au Times, fin octobre, il déclarait justement ceci : "Je doute de pouvoir revoir mes parents." Lluís Puig connaît très bien le sentiment qui doit animer le "président". Il a lui-même perdu son père en juin dernier, "sans pouvoir lui dire au revoir une dernière fois", au risque de se retrouver lui aussi derrière les barreaux.

Pour autant, Carles Puigdemont n'est pas du genre à montrer des signes de faiblesse en public. "C'est une machine incroyable ! lâche, impressionné, son compagnon d'exil. Il travaille tout le temps, tous les jours, de la première minute à la dernière minute." "Quand je l'appelle, on peut aussi très bien parler de culture ou de sport", ajoute son avocat Jaume Alonso-Cuevillas. Ramon Faura a également découvert une capacité de résistance qu'il ne soupçonnait pas forcément. "Je trouve qu'il y a un côté héroïque dans son histoire, répète-t-il. Malgré tout, malgré la pression, malgré le contexte, je le trouve intact, vif, toujours plein d'énergie. Sa situation, ce n'est pas Ibiza non plus. Quand vous entendez ce qu'il prend de la part de ses opposants, beaucoup auraient lâché l'affaire depuis longtemps."

Une référence à peine voilée aux récents propos du chef du gouvernement espagnol, le socialiste Pedro Sánchez, qui s'est engagé "aujourd'hui et ici" à le ramener dans le pays et à le traduire devant la justice. Même s'il s'est installé dans un quartier de Waterloo, Carles Puigdemont doit espérer très fort une victoire de son camp.

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