L'euthanasie dans l'Allemagne hitlérienne: le prélude de la «solution finale»
Le 1er septembre 1939, Adolf Hitler signe un décret autorisant le lancement du programme T4 (abréviation renvoyant à l’adresse de l’organisation qui s’en occupe, installée au Tiergartenstrasse 4 à Berlin). L’opération est évidemment classée secret d’Etat. T4 étant un euphémisme, habituel chez les nazis, pour masquer la réalité d’un programme d’euthanasie, en clair l’extermination systématique des handicapés physiques et mentaux, enfants et adultes placés dans des institutions. Une opération en lien avec l’orientation idéologique d’un régime qui entend favoriser la «pureté» de la «race aryenne» par la «suppression de vies indignes d’être vécues» (expression citée par Léon Poliakov, Le Bréviaire de la haine, Calmann-Lévy, 1951).
Campagne de stérilisation massive
Dès juin 1933, moins de six mois après l’installation du pouvoir national-socialiste avait été publiée une loi «sur la prévention des maladies héréditaires chez les enfants». Un texte qui indique clairement la position eugénique (sélection des êtres humains) du nouveau pouvoir, dont on trouve des échos ailleurs en Europe dans la première moitié du XXe siècle. Objectif, selon les mots d’Hitler lui-même : améliorer «la race et la santé du peuple, jusqu’à la création de l’homme nouveau».
Dans la foulée de ce texte a été organisée une vaste action de stérilisation massive de personnes souffrant de troubles mentaux, des handicapés physiques, «voire des sourds ou des aveugles héréditaires» (selon le site atlantico.fr). Selon des estimations publiées par le journal allemand Focus, entre 360.000 et 400.000 personnes auraient ainsi été stérilisées de force. 6000 seraient mortes des suites de complications pendant l’intervention elle-même.
En juillet 1939, le régime nazi franchit un pas supplémentaire dans son entreprise eugénique en décidant le programme d’euthanasie T4. Lequel est suivi par le chef de la chancellerie personnelle du Führer et son médecin particulier. «Plusieurs psychiatres allemands de renom» apportent au T4 «un soutien actif et enthousiaste», observe Léon Poliakov, pionnier de l’histoire de la Shoah.
Des commissions de médecins «sélectionnent» alors des enfants et des adultes «anormaux» en se fondant souvent sur les dossiers des patients. Sont choisis «ceux qui ne peuvent plus travailler et qui ne présentent plus d’utilité pour la société», selon une terminologie rapportée par Focus. Les victimes «furent rapidement transférées d’un établissement à l’autre, afin de rendre plus difficiles les recherches de proches inquiets», raconte Le Monde Diplomatique.
Premiers gazages
Dans le cadre du programme T4, six installations de gazage, présentées comme des sanatoriums, sont mises en place. «On annonçait aux victimes qu'elles allaient faire l'objet d'une évaluation physique et qu'elles allaient prendre une douche désinfectante. Au lieu de cela, elles étaient tuées dans des chambres à gaz avec du monoxyde de carbone pur», rapporte le site de l’United States Holocaust Memorial Museum (USHMM). Par la suite, les corps sont incinérés. Des urnes sont ensuite envoyées aux familles avec un certificat de décès donnant une cause et une date fictives.
Résultat : de janvier 1940 à août 1941, quelque 70.000 personnes furent assassinées dans le cadre de T4, selon les chiffres de l’administration hitlérienne (cités par Poliakov) elle-même. «Le nombre de victimes correspondait à peu près (…) à l’objectif fixé par les organisateurs en 1939 : un patient d’hôpital psychiatrique sur dix devaient être ‘‘saisi par l’action’’, soit au total 65.000 à 70.000 personnes. Et les statisticiens calculèrent même les économies ainsi réalisées en matière de logements, de vêtements et d’alimentation – jusqu’en 1951 ! Sans compter le personnel ‘‘libéré’’ pour d’autres tâches, les places disponibles pour des malades curables, les asiles transformés en hôpitaux…», selon Le Monde Diplomatique. Bel exemple de cynisme nazi.
Protestations
Mais les décès étant nombreux, l’affaire finit par s’ébruiter. «En été 1941, l’évêque de Limbourg (ouest) avertissait le ministère de la Justice que ‘‘les enfants quand ils se disputent, se disent : ‘Tu es fou, on t’enverra aux ‘fours de Hadamar’ !» (un des six centres d’euthanasie), rapporte Léon Poliakov dans Le Bréviaire de la haine… Il faut voir que «les familles touchées par les avis de décès, agitées de soupçons, les communiquaient à leur entourage. Les transports collectifs de malades (…) ne pouvaient rester inaperçus, et soulevaient l’émotion populaire», constate l’historien.
Un élément qui vient ainsi contredire une enquête officielle d’avril 1941 (citée par Le Monde Diplomatique). Si l’on en croit cette dernière, l’opinion semblait en phase avec ses dirigeants : «80%» des proches de malades mentaux assassinés «sont d’accord, 10% protestent et 10% sont indifférents».
Chose inouïe dans la société allemande de l’époque, on va assister à des mouvements de protestation spontanés. Ainsi, un rapport, en date de février 1941, émanant d’un responsable local (et cité par Léon Poliakov), signale que lors du transfert, à Erlangen (sud-est), de 57 pensionnaires d’un asile, «des spectateurs s’amassèrent en grand nombre, le chargement s’étant effectué dans la rue et non pas dans la cour de l’asile».
«Des scènes sauvages se seraient (alors) produites, car une partie des pensionnaires n’est pas montée volontairement, et les infirmiers ont dû faire usage de force», poursuit le document. Lequel précise qu’au cours de cet évènement, «des gens se sont laissé entraîner à des critiques de l’Etat national-socialiste». Et d’ajouter que «même des membres du parti se sont laissés aller jusqu’à pleurer avec les autres assistants»…
Cette émotion populaire facilite la «prise de position intraitable adoptée par les Eglises catholique et protestante», relève Léon Poliakov. Le 19 juillet 1940, le pasteur protestant Theophil Wurm écrit ainsi un courrier au ministre de l’Intérieur, Wilhelm Frick. Et le 3 août 1941, l’évêque catholique de Münster, Clemens August von Galen, dénonce publiquement en chaire les assassinats, rappelant la parole de l’Evangile : «Tu ne tueras point».
Quelques semaines plus tard, Hitler ordonne la fin du programme. Face «à une opposition spontanée et à des résistances délibérées, il se sentit contraint à faire machine arrière», estime Léon Poliakov. Même si le problème est éminemment complexe, voilà qui pose quelques questions sur l’attitude ultérieure du peuple allemand face à la Shoah…
Meurtres jusqu’à la fin de la guerre
L’ordre du Führer ne signe pas pour autant la fin des actions d’euthanasie. Dès août 1942, les assassinats reprennent. Et ce jusqu’aux tout derniers jours de la guerre. Mais cette fois, ils seront menées de manière plus discrète. Le mode opératoire a changé : les victimes sont tuées «par injection mortelle ou surdose de drogue administrée dans un certain nombre de cliniques à travers l’Allemagne et l’Autriche» (site du USHMM), donc de manière plus décentralisée. Dans le même temps, ces institutions affament systématiquement leurs pensionnaires. En tout, entre 1939 et 1945, entre 250.000 et 300.000 personnes auraient ainsi été assassinées, estiment les historiens.
Par rapport aux actions de l’époque 39-41, l’éventail des victimes s’est élargi notamment aux patients en gériatrie. On observe d’ailleurs qu’au printemps 1944, les autorités nazies demandent des rapports sur «l’état de l’opinion concernant une question très spéciale : la rumeur (courant) d’un bout à l’autre de l’Allemagne à propos de la mise à mort prématurée des personnes âgées», raconte Le Monde Diplomatique. Une manière de sonder le pouls de l’opinion, et de «mesurer les frontières du faisable». En clair, il s’agit de voir si l’euthanasie des personnes âgées serait acceptée par les Allemands, permettant ainsi de franchir une nouvelle étape en matière d’euthanasie.
Quoiqu’il en soit, ces différentes actions ont permis de tester la mise en œuvre de la «solution finale». Les spécialistes qui intervinrent dans le cadre de T4 utilisèrent leur «expérience» dans les camps d’extermination. «La technique d’une extermination efficace et discrète (…) a été mise au point, au stade du laboratoire, par des médecins et des savants allemands, avant d’être appliquée en grand et au stade industriel par la SS de Himmler», observe Léon Poliakov. Et de poursuivre : «Les malades mentaux d’Allemagne ont (ainsi) fait office de banc d’essai pour les Juifs d’Europe».
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.