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Enquête Malte : une centrale au gaz, des politiques corrompus, des policiers ripoux... Après trois ans d'investigation, retour sur le scandale qui a coûté sa vie à une journaliste

Article rédigé par franceinfo - Sylvain Tronchet, cellule investigation de Radio France
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 33min
En novembre 2019, des milliers de personnes défilent dans les rues de La Valette (Malte), un portrait de Daphne Caruana Galizia à la main. (MATTHEW MIRABELLI / AFP)

La journaliste d’investigation Daphne Caruana Galizia s’apprêtait à révéler un scandale autour du plus gros marché public maltais de ces dernières années. Plus de trois ans après son assassinat, Malte peine à sortir des affaires de corruption et des pratiques clientélistes.

Daphne Caruana Galizia savait être directe et ne s’embarrassait pas de précautions quand il fallait écrire que tel politique était un "escroc" ou que tel autre avait été aperçu dans un "bordel" en Allemagne. La journaliste la plus célèbre de Malte empruntait autant au style de l’investigation à l’anglo-saxonne qu’à celui des tabloïds britanniques. Mais, sur son blog, elle publiait aussi parfois des posts mystérieux, seulement compréhensibles d’une poignée de personnes. Des messages à l’attention de ceux sur qui elle enquêtait. Des petits cailloux semés sur les chemins de la corruption qu’elle remontait et qui, pour la plupart, l’emmenaient vers l’entourage du Premier ministre travailliste, Joseph Muscat. 

Le 22 février 2017, c’est un photomontage énigmatique qui apparaît sur ce site lu avec délectation par une moitié de l’île et honni, ou craint, c’est selon, par l’autre moitié. On peut y voir Joseph Muscat, entouré notamment de deux membres de son gouvernement sous la mention : "17 BLACK – DUBAI". Presque personne n’a compris à quoi elle faisait référence.

Sauf son fils, Matthew. Il est lui aussi journaliste et membre de l’ICIJ, le consortium international de journalistes à l’origine des Panama Papers, quelques mois plus tôt. "Ma mère m’a demandé si j’avais entendu parler d’une société nommée '17 Black', se souvient-il aujourd’hui. Elle disait que c’était la clé d’un système de corruption. J’ai cherché dans les bases des Panama Papers, mais je n’ai rien trouvé." Huit mois plus tard, le 16 octobre 2017, la voiture de la journaliste de 53 ans explose alors qu’elle venait de quitter sa maison sur les hauteurs de Bidnija, à l’ouest de l’île.

Les policiers autour de la carcasse calcinée de la voiture de la journaliste Daphne Caruana Galizia, à Malte, le 16 octobre 2017. (STR / AFP)

Quelques semaines plus tard, Matthew et ses deux frères, Andrew et Paul, sont à Paris, dans un restaurant du 11e arrondissement. Ils dînent avec Laurent Richard et la petite équipe de Forbidden Stories, l’organisation que vient tout juste de lancer ce journaliste et réalisateur de documentaires d’investigation. Forbidden Stories s’est donné pour mission de poursuivre les enquêtes des journalistes assassinés, emprisonnés ou empêchés de poursuivre leur travail. Le Projet Daphne était né. "Nous avions deux objectifs, explique Laurent Richard, reprendre les investigations de Daphne et enquêter sur sa mort, comprendre pourquoi elle avait été tuée, quelle avait été l’enquête de trop."

45 journalistes à la recherche d’un mobile

Au moment où les 45 journalistes de 18 médias internationaux (parmi lesquels la cellule investigation de Radio France) réunis par l’organisation débutent leur travail, trois hommes sont emprisonnés. Arrêtés trois semaines après la mort de la journaliste, Vince Muscat, et les frères George et Alfred Degiorgio sont certes des délinquants chevronnés, mais rien ne semble, en apparence, les relier à la journaliste.

De nombreux éléments matériels les incriminent mais le mobile reste toujours mystérieux. "C’était terriblement complexe, se souvient Stephen Grey de l’agence Reuters. Nous étions comme dans un nid de rats, avec des dizaines de galeries à explorer, qui représentaient toutes les enquêtes sur lesquelles Daphne travaillait." Lors de deux jours de travail préparatoire en commun réunissant les journalistes du projet à Paris, le nom de la société 17 Black n’est pas particulièrement mis en avant. Tout au plus s’agit-il d’une piste parmi d'autres.

La centrale électrique de Delimara, sur la côte est de l’île de Malte. (WILLIAM ATTARD MCCARTHY - MCCART / MOMENT RF)

Un élément retient toutefois l’attention des journalistes. Quelques semaines avant sa mort, Daphne Caruana Galizia a reçu d’une source non identifiée des milliers d’e-mails et de documents provenant d’Electrogas. Cette société est bien connue à Malte. Elle a remporté un contrat à près de 500 millions d’euros pour convertir la vieille centrale électrique de Delimara, qui alimente l’île, du fuel lourd vers le gaz naturel. C’était la promesse de campagne majeure de Joseph Muscat lors de son élection en 2013. Le jeune Premier ministre travailliste affirmait vouloir en finir avec la pollution, les coupures de courant et fournir à la population une électricité bon marché.

Dans les entrailles d’un méga contrat de fourniture de gaz

"La fuite de documents d’Electrogas nous a permis de dévoiler les entrailles de ce contrat et de montrer ce qui avait été caché au public", se souvient la journaliste britannique du Guardian, Juliette Garside. C’est une société azerbaidjanaise, Socar, qui a été choisie pour fournir le gaz naturel liquéfié (GNL) qui fait tourner les turbines de Delimara. Choix étonnant : si l’Azerbaïdjan est connu pour ses champs de pétrole, le pays ne produit pas de GNL.

En fouillant dans les documents et les registres maritimes, Juliette Garside réalise que le gaz est en réalité livré par Shell, depuis les Caraïbes. Socar achète le gaz à la compagnie anglo-néerlandaise au prix du marché, et le revend à un prix négocié à Malte, en empochant un coquet bénéfice au passage. "Nous avons calculé que l’Etat maltais perdait des centaines de millions d’euros sur ce montage, poursuit la journaliste qui a publié une enquête très fouillée sur le sujet. L’électricité bon marché promise par Joseph Muscat n’était pas moins chère qu’avant, mais entretemps, des sociétés et des particuliers s’étaient enrichis."

Joseph Muscat en meeting lors de la campagne des élections générales à Malte en 2013. (LINO ARRIGO AZZOPARDI / MAXPPP)

Au premier rang des bénéficiaires du plus gros contrat public maltais, se trouve Yorgen Fenech. Directeur et actionnaire d’Electrogas, à 37 ans, il est alors l’un des hommes les plus riches de Malte. Promoteur immobilier, propriétaire d’hôtels (notamment le Hilton d’Evian, en France) et de casinos, cet amateur de chevaux de course dispose d’un solide réseau politique.

Il est notamment très proche de Keith Schembri, un ami d’enfance devenu directeur de cabinet (chief of staff) du Premier ministre Joseph Muscat. Schembri est empêtré dans une sale histoire depuis quelques mois. Les Panama Papers ont permis de révéler qu’il avait créé une société offshore aux Îles vierges britanniques, le must à l’époque pour qui veut dissimuler des fonds, grâce au cabinet Mossack Fonseca.

Keith Schembri, le directeur de cabinet du Premier ministre de Malte Joseph Muscat, en 2017. (MATTHEW MIRABELLI / AFP)

Un autre membre du gouvernement, le ministre de l’Énergie Konrad Mizzi, a lui aussi profité des services du cabinet d’avocats panaméen pour établir une discrète structure dans ce paradis fiscal. Daphne Caruana Galizia s’était emparée de l’affaire qui avait fait grand bruit sur l’île. Mais Joseph Muscat avait soutenu ses deux proches, qui siègent toujours au gouvernement, et jusque-là, personne n’a trouvé à quoi devaient leur servir ces deux discrètes structures.

Soupçons de corruption autour de deux membres du gouvernement

La solution va se dessiner dans le courant du mois d’avril 2018. Un mail obtenu par les journalistes du Projet Daphne révèle que les sociétés offshores ouvertes par les deux membres du gouvernement devaient recevoir de l’argent d’une autre société nommée... 17 Black. Ce mail a été exhumé de l’énorme base des Panama Papers, toujours en cours de traitement. Au moment où Daphne Caruana Galizia avait interrogé son fils, Matthew, le message n’était pas encore disponible.

Dans le même temps, Jacob Borg, journaliste au Times of Malta, et membre du Projet Daphne, apprend d’une source au sein des autorités financières maltaises que le propriétaire de 17 Black serait Yorgen Fenech, le directeur d’Electrogas. "Tout semblait clair soudainement, se souvient Jules Giraudat, de Forbidden Stories. Vous avez un énorme contrat public, et le bénéficiaire de ce contrat est propriétaire d’une société offshore qui est censée reverser de l’argent à deux autres sociétés qui appartiennent à des responsables politiques qui étaient décisionnaires dans l’attribution du contrat."

Matthew Caruana Galizia (à gauche) et son frère Paul à Londres, en avril 2018 (TOLGA AKMEN / AFP)

"Je pense que ma mère avait compris tout cela", estime aujourd’hui Matthew Caruana Galizia. La journaliste aurait-elle été assassinée pour qu’elle ne révèle pas ce schéma de corruption présumé ? 17 Black serait donc "l’enquête de trop" ? "Je me souviens m’être dit : voyons, nous avons un homme, Yorgen Fenech, qui a un mobile pour la tuer, explique le journaliste de Reuters, Stephen Grey. C’était ma théorie, ce qui n’est d’ailleurs pas très journalistique comme raisonnement. Mais la question était : comment allions nous pouvoir démontrer que Yorgen Fenech était le propriétaire de 17 Black ?"

Enquête dans l’une des places financières les plus opaques au monde

Sous pression, Keith Schembri et Konrad Mizzi nient toute forme de corruption. Mais face aux preuves, le premier a dû reconnaître qu’il était bien en relation d’affaires avec 17 Black, sans dire toutefois qui se cachait derrière ce "client". Les deux membres du gouvernement savent que si le lien est fait avec Yorgen Fenech, alors il leur sera très difficile de résister aux soupçons de corruption. Le 5 juin 2018, Jacob Borg et un cameraman poursuivent Keith Schembri dans les rues de La Valette, capitale de Malte (voir la vidéo ici) et lui pose à 12 reprises la même question : "Who owns 17 Black ?" ("Qui possède 17 Black ?"). Le journaliste maltais n’aura droit qu’à un sourire excédé et quelques amabilités.

L'enquête sur l’assassinat de la journaliste a conduit les journalistes du Projet Daphne à Dubaï. (KARIM SAHIB / AFP)

Stephen Grey est donc parti à la source, à Dubaï, l’une des places financières les plus opaques de la planète, où 17 Black avait été enregistrée. "J’ai été aidé par un collègue implanté là-bas, raconte le journaliste britannique. C’est un endroit où il est très difficile d’enquêter. Nous n’étions pas très rassurés de penser que nos informateurs risquaient la prison s’ils nous parlaient. Finalement, nous avons trouvé une source, dans le secteur financier. Nous étions surpris d’avoir obtenu ce que nous cherchions. Mais nous l’avons trouvé."

Un Premier ministre droit dans ses bottes

Le 9 novembre 2018, le Times of Malta et Reuters publient l’information : Yorgen Fenech est bel et bien derrière cette mystérieuse société qui devait verser des centaines de milliers d’euros aux deux membres du gouvernement. Les paiements ne sont jamais intervenus, probablement parce que Daphne Caruana Galizia avait commencé à publier des informations, mais le schéma de corruption semble clair. Dans une démocratie fonctionnelle, les ministres mis en cause devraient immédiatement démissionner. Pourtant, les deux hommes gardent le soutien du Premier ministre Joseph Muscat, totalement imperméable aux accusations.

"Il faut comprendre que Joseph Muscat était très populaire, explique Juliette Garside. Il a transformé le pays économiquement. Quand il est arrivé, le budget de l’Etat était déficitaire. Mais le programme du Labour, et notamment les ventes de passeports maltais à de riches Russes, et autres Chinois, en échange d’investissements, ont renfloué les caisses. Ces bénéfices ont été redistribués sous diverses formes à la population. Les bourses des étudiants, par exemple, ont été augmentées."

Les dirigeants européens soutiennent Muscat 

Et puis sur la scène internationale, le chef du gouvernement maltais est un allié recherché. Certes, il y a bien le Parlement européen qui a voté des résolutions condamnant les défaillances de l’État de droit à Malte, mais les dirigeants des États membres et la Commission européenne ne font guère plus qu’exprimer leur "préoccupation". "Malte est très utile quand il faut constituer des majorités qualifiées, souligne l’eurodéputé vert allemand Sven Giegold, qui a beaucoup travaillé sur le dossier maltais ces dernières années. Les socialistes européens sont longtemps restés solidaire du Labour maltais", poursuit-il.

Joseph Muscat et François Hollande à Bruxelles, en mars 2013. (THIERRY MONASSE / XH)

En 2013, François Hollande appelait, dans une vidéo, les Maltais à voter pour Joseph Muscat. A sa décharge, le président français ne pouvait pas forcément anticiper les scandales qui allaient suivre. "Mais en 2019, alors que les accusations de corruption étaient à leur comble, Frans Timmermans [actuel vice-président néerlandais de la Commission] allait faire la fête avec Joseph Muscat à La Valette, se désole Sven Giegold. La Commission n’a jamais débuté de procédure d’infraction alors que plusieurs lois européennes ne sont pas respectées à Malte."

Le moment où l’enquête bascule

En apparence, les révélations du Projet Daphne ne semblent donc pas pouvoir ébranler l’insolente popularité des travaillistes maltais. Pourtant, au cœur de l’été 2018, l’affaire est en train de basculer. Depuis quelques semaines, du fond de sa cellule, l’un des trois assassins présumés, Vince Muscat, a commencé à parler aux policiers. En échange d’une négociation sur sa peine, le dur à cuire qui se terrait dans le silence jusque-là accepte d’en dire plus sur l’assassinat.

Il révèle qu’il avait affaire à un intermédiaire, qui leur a donné l’argent, 150 000 euros, et les instructions pour le "contrat". Le nom de cet intermédiaire n’est pas anodin. Il s’appelle Melvin Theuma. Il est chauffeur de taxi, et titulaire d’une place devant l’hôtel Hilton de Malte qui appartient à... Yorgen Fenech. Theuma est une sorte d’homme à tout faire pour Fenech. Les jours de barbecue chez l’homme d’affaires, c’est lui qui fait griller les saucisses.

Le mémorial installé par les défenseurs de la mémoire de la journaliste Daphne Caruana Galizia juste en face du palais de justice de La Valette (Malte), en octobre 2017. (DOMENIC AQUILINA / MAXPPP)

"Les policiers connaissaient son nom depuis avril 2018, raconte Stephen Grey. Pourtant, il va falloir attendre un an et demi pour qu’il soit arrêté." Les journalistes du Projet Daphne apprennent assez vite que Vince Muscat s’est mis à table. Des avocats, des politiciens, la famille de Daphne également. "C’était une période extrêmement frustrante, se souvient Matthew Caruana Galizia. Nous savions qui était l’intermédiaire, nous savions qui était le commanditaire de l’assassinat, mais, pour une raison que nous ne comprenions pas, rien ne se passait. Et nous ne pouvions pas le dénoncer. Parce que s’il y avait un espoir que l’enquête avance, en parlant de tout cela publiquement, nous l’aurions probablement ruiné."

Europol menace le gouvernement maltais 

À l’automne 2019, l'étau commence malgré tout à se resserrer autour du gouvernement Muscat. Le 6 octobre, Jacob Borg publie dans le Times of Malta un article dans lequel le journaliste affirme que la police a identifié un "homme d'affaires" qui pourrait être le commanditaire de l’assassinat. Aucun nom n’est cité, mais certains détails désignent Yorgen Fenech. "C’était une décision très lourde de conséquences potentielles que de publier cela, se souvient aujourd’hui le journaliste. Mais certaines sources au sein de la police nous avaient dit que si ne faisions pas quelque chose, alors rien ne bougerait."

Mathew Caruana Galizia (à droite) et sa tante, Corinne Vella avec le père du journaliste slovaque assassiné Jàn Kuciak, lors de la remise d’un prix, à Berlin, en novembre 2018. (J?RG CARSTENSEN / DPA)

"On sait qu’à ce moment, l’agence européenne de police criminelle, Europol, a menacé de se retirer de l’enquête si les policiers maltais ne se décidaient pas à arrêter l’intermédiaire présumé", explique Jules Giraudat. La participation d’Europol était alors régulièrement utilisée comme caution par le gouvernement pour montrer qu’il était bien déterminé à ce que l’enquête avance.

Le maire de Palerme aux assassins : "Vous avez fait une tragique erreur"

Dans la rue, la tension monte également. Le 16 octobre 2019, plusieurs centaines de personnes manifestent à La Valette pour commémorer les deux ans de l’assassinat de Daphne Caruana Galizia. Au premier rang, à côté des trois fils et du mari de la journaliste, Leoluca Orlando, le maire de Palerme en Sicile a fait le court voyage à travers la Méditerranée. Cette grande figure de la lutte antimafia livre un discours puissant à quelques encablures du siège du gouvernement : "Daphne, tu as gagné, s’écrie-t-il. Tu as gagné parce que nous sommes ici. Et je veux dire à tes assassins : vous avez fait une tragique erreur. Et vous allez la payer !"

Le maire anti-mafia de Palerme, Leoluca Orlando (cravate noire au premier rang) avec, à sa gauche Mathew, et à sa droite, Peter, le mari de Daphne Caruana Galizia et ses deux autres fils, Paul et Andrew. (Capture d'écran Twitter @libera_annclm)

Finalement, le 14 novembre 2019, la police maltaise interpelle Melvin Theuma, dans sa voiture. Stupeur : l’homme semble attendre les policiers. Il a avec lui une boîte de crème glacée vide, dans laquelle se trouvent des clés USB, des photos, des téléphones et une lettre : "Je suis Melvin Theuma et j'étais l'intermédiaire dans l'affaire concernant Mme Caruana Galizia. Je vous transmets cette preuve afin que vous sachiez qui m'a engagé et qui a payé pour la bombe. Je fais cela parce que je me suis rendu compte que ces deux personnes, Yorgen Fenech et Keith Schembri, voulaient se débarrasser de moi. J'ai donc préparé cette preuve afin que vous connaissiez toute l'histoire si je venais à être éliminé."

L’intermédiaire veut l’immunité en échange de son témoignage

Melvin Theuma était manifestement informé de son arrestation prochaine. Mais l’homme semble prêt à parler. En garde à vue, ses avocats modèrent ses ardeurs. Il doit d’abord négocier l’immunité en échange de ce qu’il a à dire. Et surtout, il faut mettre à l’abri les documents contenus dans la boîte. Ils ne font pas confiance à la police. Ils vont donc les remettre au magistrat chargé de l’enquête. Dans la nuit, un vol part de l’aéroport de La Valette pour apporter ces documents à La Haye, où se trouve le siège d’Europol. L’intermédiaire présumé a son assurance-vie.

Pendant plusieurs jours, Malte retient son souffle. Melvin Theuma va-t-il obtenir le "pardon" présidentiel qu'il réclame avant de révéler tout ce qu’il sait ? Le président de la République maltaise, une fonction relativement honorifique, peut accorder cette immunité sur proposition du Premier ministre. C’est donc Joseph Muscat qui doit décider si cet homme, qui semble avoir les moyens de dynamiter son gouvernement, doit être considéré comme un témoin à protéger. Pendant plusieurs jours, il tergiverse. Pendant ce temps-là, Yorgen Fenech reste libre. Certains craignent qu’il prenne la fuite... Ils ont raison.

Les policiers maltais à bord du yacht de Yorgen Fenech lors de son arrestation, le 20 novembre 2019. (JONATHAN BORG / AFP)

Le commanditaire présumé de l’assassinat prend la fuite en bateau

Dans la soirée du 19 novembre, Jacob Borg reçoit un appel d’une de ses sources. Elle l’informe avoir vu du mouvement autour du yacht de Yorgen Fenech. Le journaliste du Times of Malta file avec un cameraman à la marina de Portomaso, un complexe de luxe en bord de mer où vit l’homme d’affaires et qu’il possède en partie. Après un premier passage infructueux, les deux reporters reviennent vers trois heures du matin. Une heure plus tard, une patrouille de police arrive et leur demande de quitter les lieux. "A ce moment précis, raconte Jacob Borg, j’ai entendu l’énorme 'vroum vroum' des moteurs du yacht. On a vu quelqu’un larguer les amarres, et j’ai regardé, complètement incrédule, le suspect numéro un s’éloignant lentement au large, pendant que les policiers nous expulsaient."

Jacob Borg rentre se coucher. Une heure plus tard, sa rédaction lui envoie un texto : Yorgen Fenech a été arrêté par la marine maltaise alors qu’il faisait route vers la Sicile. On sait depuis qu’il avait prévu de se cacher en France, en passant par l’Italie. Son yacht a été reconduit à Portomaso.

L’homme d’affaires Yorgen Fenech (au centre) arrivant au palais de justice de La Valette, le 29 novembre 2019. (STRINGER / AFP)

La foule assiège le parlement maltais

Cette fois-ci, le gouvernement maltais n’a apparemment pas pu faire semblant de regarder ailleurs. "Il y avait des pressions, notamment de la part des institutions financières, du département de la Justice des États-Unis également, explique Juliette Garside. L’économie maltaise est très dépendante du secteur financier. Et la pression médiatique, le fait d’être dans les colonnes du Guardian, en Grande Bretagne tous les mois, a fini par payer. Si le pays ne voulait pas être blacklisté, il devait montrer qu’il luttait contre la corruption."

L’arraisonnement du navire de Fenech était la manœuvre de la dernière chance pour le gouvernement Muscat. Et elle n’a pas fonctionné. Le soir même, les Maltais descendent dans la rue. Des Maltais de tous horizons. Du jamais vu dans un pays traditionnellement coupé en deux. Ici on est dans le camp du Parti nationaliste (centre droit) ou des Travaillistes (centre gauche). Et tout le monde sait à quel camp vous appartenez dans ce pays de 400 000 habitants. Dans les semaines qui suivent, on verra jusqu’à 30 000 personnes dans les rues de la Valette, assiégeant littéralement le parlement, jetant des œufs sur les voitures officielles, aux cris de "mafia" ou "justice".

Lors des manifestations à Malte, le 3 décembre 2019. (ANDREAS SOLARO / AFP)

Une gigantesque coupure de courant attise la colère des manifestants

"C’étaient les plus grosses manifestations jamais vues à Malte qui n’aient pas été organisées par les partis politiques ou l’église, raconte Manuel Delia du mouvement Repubblika, créé dans la foulée de l’assassinat de la journaliste. Surtout, il a suffi qu’ils voient parmi nous, dans les premiers rangs, 50 ou 80 personnes qui étaient censées avoir voté pour eux, pour que dans l’instant, l’unité du Parti travailliste et le soutien à Joseph Muscat explose. Ils ont eu peur de la contagion dans leur électorat."

Un événement va attiser la colère de la foule. Une gigantesque panne de courant va plonger le pays dans le noir. "Les gens étaient excédés, se souvient Matthew Caruana Galizia. Ils étaient en train de réaliser que les promoteurs de la centrale électrique avaient tué ma mère parce qu’ils ne voulaient pas qu’elle révèle la corruption autour du projet. Mais en plus de tout ça, ils n'avaient même pas été capables de construire une centrale qui fonctionne !" Dans la foule, l’universitaire Arnold Cassola, ancien dirigeant du Parti vert européen, crie sa colère. "Nous avions vraiment l’impression qu’on nous prenait pour des imbéciles. Nous payons notre électricité plus chère parce qu’il faut payer la corruption. Et cette taxe additionnelle est une taxe sanglante !"

Manifestation devant le quartier général de la police de Malte. (ANDREAS SOLARO / AFP)

Le gouvernement Muscat tombe

Le 25 novembre 2019, le président de la République annonce qu’il accorde l’immunité à Melvin Theuma. Le lendemain, trois membres du gouvernement parmi lesquels Keith Schembri et Konrad Mizzi, soupçonnés de corruption, démissionnent. Schembri est arrêté et conduit dans les locaux de la police pour être interrogé. Il est relâché deux jours plus tard. Le soir même, devant les caméras, Matthew, le fils de Daphne, enrage : "La police nous fait un communiqué d’une phrase sur Facebook, 'Nous avons interrogé Keith Schembri, n’avons pas trouvé d’éléments compromettants, et l’avons libéré', et ils veulent que nous croyions à cette m... ?"

Trois jours plus tard, les manifestations ont raison de la résistance de Joseph Muscat. Le Premier ministre annonce qu’il démissionne. Mais il entend garder les cartes en main. Il ne partira qu’en janvier, et il va tout faire pour que son successeur ne soit pas l'un de ceux qui, au sein de son propre parti, réclament un grand coup de balai. Son successeur, Robert Abela, annonce la couleur dès son arrivée : pas question de remettre en cause la politique de son prédécesseur dont il était proche. Il se prononce notamment pour la poursuite de la vente de passeports à de riches étrangers alors que ceux-ci commencent à passer dans le viseur de la Commission européenne après des années d’atermoiements.

Joseph Muscat face à la presse le, 26 novembre 2019. (MATTHEW MIRABELLI / AFP)

Les plus hauts responsables de la police auraient tenté de saboter l’enquête

Les mois qui suivent seront ceux du grand déballage à Malte. Au fil des auditions du "repenti" Melvin Theuma et du procès de Vince Muscat, condamné à 15 ans de prison en février 2021 pour l’assassinat après avoir plaidé coupable, se dessine un schéma de corruption et de collusion généralisée sur l’île qui a surpris, même les plus désabusés. "Je savais que la situation était déplorable, se désole Matthew Caruana Galizia, mais je n'imaginais pas à quel point."

Il va ainsi apparaître que Yorgen Fenech était invité à l’anniversaire du Premier ministre Joseph Muscat, lui offrant trois bouteilles de Château Petrus, alors que le chef du gouvernement était informé qu’il était considéré comme le commanditaire potentiel du crime. Dans le même temps, le chef des enquêtes criminelles à Malte partait en voyage avec Yorgen Fenech, prenait l’apéritif avec lui et roulait dans sa Rolls Royce alors qu’il était censé enquêter sur lui. Aujourd’hui, trois des plus hauts responsables de la police maltaise font l’objet d’enquêtes, soupçonnés d’avoir saboté de l’intérieur les investigations sur l’assassinat.

Des manifestants réclamaient la démission du chef de la police maltaise, Lawrence Cutajar (en photo sur la banderole), en octobre 2017.  (MATTHEW MIRABELLI / AFP)

Keith Schembri, le bras droit de Muscat, semblait lui aussi informé en temps réel du travail des enquêteurs. Ces derniers n’ont jamais retrouvé son téléphone mobile, lors de sa première interpellation, et ils ont étonnamment attendu des jours avant de fouiller son bureau et saisir son ordinateur.

L’ancien directeur de cabinet a depuis été inculpé dans une affaire de pots de vins, mais il reste hors de cause dans l’enquête sur l’assassinat. Des éléments troublants sont apparus le concernant. L’intermédiaire Melvin Theuma a expliqué qu’il avait obtenu grâce à Schembri un emploi fictif dans une société publique six mois avant l’assassinat. Était-ce une rétribution pour son rôle ? Yorgen Fenech avait également commencé à incriminer Schembri, quand il réclamait, lui aussi, un "pardon" présidentiel. Ne l’ayant pas obtenu, l’homme d’affaires a changé de stratégie. Aujourd’hui, il plaide non coupable, et un bataillon d’avocats s’affaire pour débusquer la moindre erreur qui pourrait faire tomber la procédure.

L’intermédiaire Melvin Theuma (à droite) avec le directeur de cabinet du Premier ministre Keith Schembri lors d’une rencontre en avril 2017. (DR)

Le témoin clé retrouvé la gorge tranchée

L’accusation a vacillé le 21 juillet 2020. Melvin Theuma a été retrouvé à son domicile la gorge tranchée avec de multiples blessures au ventre. Transporté dans un état critique à l’hôpital, l’homme, qui était sous protection policière, a expliqué qu’il avait tenté de se suicider. "S’il était mort, potentiellement, c’était toute une partie du dossier qui pouvait s’effondrer", constate Jules Giraudat. Melvin Theuma a survécu et il a pu comparaître à plusieurs reprises devant les juges depuis.

Mais le dossier reste fragile. "Notre système judiciaire est un désastre absolu, déplore Matthew Caruana Galizia. Les magistrats n’y sont pour rien. C’est le système qui manque de moyens, poursuit-il. Il n’est pas rare qu’un juge ait la charge d’un millier de dossiers, remontant parfois jusqu’à dix ans en arrière. Les juges le dénoncent régulièrement, mais évidemment, au final, ce sont les élus corrompus qui profitent de l’inefficacité de la justice." Pour le créateur de Forbidden Stories, Laurent Richard, "il reste encore de nombreux points à élucider, et notamment les responsabilités au plus haut niveau. Le Premier ministre a-t-il validé ou couvert le crime ? A-t-il ensuite entravé l’enquête policière ?"

Des ministres impliqués dans un hold-up ?

Dans un petit pays comme Malte, les intérêts des uns et des autres s’entremêlent. Et les affaires s’entrechoquent. Depuis le fond de leur cellule, les assassins présumés de Daphne Caruana Galizia expliquent maintenant, de façon plus ou moins explicite, que l'ancien ministre de l’Économie, Chris Cardona, avait lui aussi projeté d’assassiner la journaliste en 2015. D’après eux, l’ancien membre du gouvernement aurait aussi participé au hold-up raté du siège de la banque HSBC sur l’île en 2010, qui reste encore dans toutes les mémoires sur place. L’ex-ministre nie en bloc. De nombreux politiques, toujours en place, étaient en contact avec les protagonistes de "l’affaire Daphne". L’actuel Premier ministre, Robert Abela, fut, il y a quelques années, l’avocat des frères Agius, qui sont aujourd’hui soupçonnés d’avoir fourni la bombe qui a tué la journaliste.

L’ancien ministre de l’Economie maltais, Chris Cardona, est désormais accusé par l’intermédiaire Melvin Theuma d’avoir lui aussi voulu faire assassiner la journaliste en 2015. (DOMENIC AQUILINA / EPA)

Collusion, corruption, clientélisme, conflits d’intérêts... Les maux qui rongent Malte sont tellement identifiés qu’ils ont fini par être intériorisés par une partie de la population. Malgré les scandales, toutes les études d’opinion, toutes les analyses des observateurs convergent vers une certitude : le Parti travailliste est bien parti pour conserver le pouvoir en 2022, lors des prochaines élections générales sur l’île. "Il y a deux raisons à cela, estime Manuel Delia, de l’ONG Repubblika. D’abord le Parti nationaliste n’est pas une alternative crédible aux yeux des électeurs. Lui aussi a ses problèmes, et il ne propose pas un changement réel. Et puis, aux yeux de beaucoup ici, la corruption reste attractive. Je sais que quand je dis cela, je parle mal de mon propre pays, mais c’est une réalité. Beaucoup d’électeurs n’attendent pas d’un élu qu’il fasse respecter la loi, mais au contraire, qu’il les aide à la contourner, pour obtenir un permis de construire ou tout autre avantage."

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