: Interview Salomé Zourabichvili, présidente de la Géorgie : "J'incarne la continuité de l'Etat contre un Parlement illégitime"
Des milliers de manifestants continuent de se rassembler tous les soirs dans la capitale géorgienne, Tbilissi, et les mobilisations se poursuivent également dans tout le pays pour réclamer de nouvelles élections législatives. Alors que les législateurs du parti au pouvoir, Rêve géorgien, doivent choisir un nouveau président pour remplacer Salomé Zourabichvili, la cheffe d'Etat assure à franceinfo qu'elle restera la seule dirigeante du pays malgré tout.
Franceinfo : Vous étiez à Paris ce week-end. Quelle a été la nature de de vos discussions avec le président Emmanuel Macron ?
Salomé Zourabichvili : Il ne serait pas correct de raconter mes entretiens avec le président de la République ou avec d'autres. Je lui ai exposé la situation. Il a envisagé plusieurs formes dans lesquelles il pourrait jouer un rôle, et on verra dans les jours et les semaines qui viennent.
Attendez-vous des sanctions au niveau européen ?
Sur cette question, il est clair que l'Union européenne a ses propres difficultés, celles de se mettre d'accord à vingt-sept. C'est l'un des grands problèmes de sa politique, étrangère en particulier. Il y a un moment où les discours ne suffisent plus. Il faut pouvoir prendre des décisions. Aujourd'hui, dans la pratique, les sanctions qui peuvent être envisagées par l'Union européenne arrivent déjà tard. Elles viseront les violations des droits de l'homme, et donc les auteurs des répressions. Mais ce sont des gens qui sont peu sensibles, je dirais, au type de sanctions qu'on peut exercer sur eux. Ils ne voyagent pas en Europe tous les matins.
Le temps joue contre vous. Dans quatre jours, le nom de votre successeur sera connu...
Il est connu [Mikhaïl Kavelachvili, ancien footballeur international et membre du parti Pouvoir au peuple, émanation de Rêve géorgien]. Il n'y a pas de suspense et de surprise dans ce genre d'élection, parce que c'est décidé par avance.
Quitterez-vous la présidence le 29 décembre, comme le prévoient les textes ?
Je serai toujours présidente. Je suis la seule présidente légitime de ce pays puisque le Parlement est doublement illégitime. D'abord, il n'a pas été élu lors d'une élection qui prend en compte les voix des Géorgiens. La population géorgienne ne se reconnaît pas dans ces élections. Ensuite, le Parlement a été convoqué, contrairement à la Constitution, sans que je le convoque. Or, personne d'autre, dans la Constitution, n'est désigné pour convoquer à ma place la première session du Parlement.
Ce Parlement va élire un président qui est en réalité l'homme du même parti unique qui aujourd'hui contrôle l'ensemble des institutions du pays. Ça, c'est leur choix. Moi, j'incarne une légitimité née d'une élection au suffrage universel et j'incarne la continuité de l'Etat, aujourd'hui investi par un parti unique.
Physiquement, serez-vous encore au palais présidentiel à cette date ?
Vous verrez à ce moment-là où je serai.
Le service de sécurité de l'Etat a mis en garde contre des violences accrues les prochains jours à l'occasion de cette élection, anticipant même "deux à trois morts".
Je mets aujourd'hui en garde contre des déclarations qui sont en réalité des scénarios apocalyptiques pour terroriser les gens, pour essayer de les dissuader de protester pacifiquement, ce qu'ils font depuis maintenant treize jours [mardi soir]. Ce n'est pas le rôle des services de la sécurité nationale que d'effrayer et de terroriser les gens. Leur rôle, c'est d'assurer la sécurité. C'est ça qu'on leur demande.
Ne craignez-vous pas que le fait de continuer à exercer cette présidence ajoute encore au chaos ?
Mais nous sommes déjà dans le chaos politique le plus total. Il y a des élections qui ne sont pas reconnues, il y a un parti unique qui est en train d'usurper le pouvoir. Plus "chaos politique" que ça, je ne connais pas. Ces manifestations sont pacifiques. Vous remarquerez que ce n'est pas la France et qu'on ne casse pas les voitures et les vitrines. Ce sont des manifestations pacifiques qui n'expriment qu'une seule demande, une demande politique : de nouvelles élections. Il n'y a pas de demande d'insurrection, personne ne dit que le parti Rêve géorgien doit sortir du paysage politique.
Face à une crise aussi profonde, il n'y a pas d'autre solution politique et pacifique que des élections, avec des négociations sur la date et la façon dont elles seront tenues. Et s'il doit y avoir des négociations, il faut bien qu'il y ait un interlocuteur qui représente cette population qui est dans la rue. Je suis cet interlocuteur.
Les canaux sont-ils totalement rompus avec le gouvernement ?
Ils sont rompus depuis trois ans. Le Premier ministre est parti d'ici en disant qu'il ne reviendrait jamais. Et mes dernières tentatives d'envoyer des messages à Bidzina Ivanichvili [oligarque président d'honneur du parti au pouvoir Rêve géorgien], qui est le seul qui décide quelque chose dans ce pays, remontent à peu près à la même date. Je lui demandais une discussion, car je ne comprenais plus ce qu'il se passait.
Vous venez de rendre hommage à plusieurs journalistes lors d'une cérémonie. Certains ont été blessés par des policiers ou des hommes masqués. Comment qualifiez-vous le climat actuel dans votre pays ?
La terreur. C'est de la terreur sur une population civile qui manifeste aussi pacifiquement son désaccord avec la décision d'un Premier ministre qui veut imposer à la Géorgie de rompre avec son destin européen pour se tourner vers la Russie. Pour le coup, ce statut de candidat à l'UE, que le pays venait d'obtenir, était vraiment le rêve géorgien. Ça, c'est le Rubicon. Jamais la population géorgienne n'a accepté ça et elle ne l'acceptera pas.
Y a-t-il encore un espace politique pour les oppositions ?
Je ne sais pas comment l'opposition continuera son travail. Aujourd'hui, la vraie opposition est dans la rue. C'est cette nouvelle génération qui prend en main son avenir, extrêmement éduquée, avec un vrai discours politique, structuré et construit. Ces gens-là vont prendre la main. Je ne sais pas encore comment : cela dépendra, encore une fois, des élections, du temps qui sera donné pour la formation, éventuellement, de nouveaux partis. Il est clair que les anciens partis ont perdu la main. Même s'ils boycottent le Parlement, ils sont dans la lignée. Ce ne sont plus eux qui décident. Il y a un très grand rejet de tout ça et il faut désormais l'émergence d'une autre force.
Vous aviez lancé une charte, signée par les coalitions d'opposition. Avez-vous des regrets sur la campagne des législatives ?
On aurait pu faire mieux, mais en réalité, ça n'aurait pas changé grand-chose. Après coup, je pense que nous étions comme une mouche dans un verre. Nous avons fait face à une opération spéciale préparée de très longue date à travers des changements de loi électorale ou même d'autres lois sans rapport.
L'adoption de la loi russe [sur les agents de l'étranger, en mai] a déclenché de grandes manifestations. Nous avons donc pensé que l'opposition allait gagner les élections simplement par la mobilisation, car les gens étaient plus nombreux, et qu'il ne fallait donc pas se soucier de possibles fraudes. Tout ceci était tout à fait prévu. Il n'y avait pas d'autre raison à la réintroduction de la loi russe, personne n'en avait besoin.
La récente déclaration du Premier ministre de suspendre le processus d'adhésion à l'UE est une nouvelle provocation. Sans doute pensait-il que les gens n'auraient plus de réserve d'énergie, après les manifestations du printemps, et qu'il serait facile de casser le mouvement, définitivement cette fois. C'était un mauvais calcul.
Un amendement est à l'étude pour vous priver de la protection de l'Etat, à la fin de votre mandat. Songez-vous à quitter le pays ?
Sûrement pas. Et ma protection est dans la rue. Je sais que je suis très protégée, très soutenue, et la protection formelle d'un service de sécurité ne change rien. C'est ce que j'ai dit aujourd'hui aux Européens : si votre soutien arrive, comme dans le cas de l'opposant [Edmundo Gonzalez Urrutia] au président vénézuélien Maduro, une fois qu'il est en exil, ce n'est pas la peine. Je ne compte pas quitter le pays et vous avez besoin de moi avec ma légitimité ici. Alors reconnaissez-moi tant qu'il est temps !
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.