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Crise Russie-Ukraine : comment la politique de Vladimir Poutine est-elle perçue par la population russe ?

Le président russe a reconnu l'indépendance des territoires séparatistes de Donetsk et de Lougansk, menaçant un peu plus l'intégrité de l'Ukraine. Face à l'aggravation du conflit, l'opinion russe redoute surtout les conséquences économiques.

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Une femme marche devant le Kremlin, à Moscou en Russie, le 22 février 2022. (DIMITAR DILKOFF / AFP)

"Quand le niveau de la menace croît autant, la Russie a le droit d'adopter les mesures nécessaires." Vladimir Poutine a décidé lundi 21 février de reconnaître l'indépendance des séparatistes prorusses d'Ukraine et a signé dans la foulée des accords "d'amitié et d'entraide" avec les territoires de Donetsk et Lougansk. Cette décision ouvre la voie à l'entrée de forces russes dans ces régions et à une guerre avec l'Ukraine. Face à cette décision, de nombreux habitants du Donbass redoutant l'arrivée imminente de l'armée russe ont fui leur domicile.

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Vladimir Poutine a-t-il le soutien des Russes dans ce conflit ? Impossible de connaître l'impact de sa stratégie sur l'opinion publique. "On voit des messages catastrophés sur les réseaux sociaux, rapporte le correspondant du Monde à Moscou, Benoît Vitkine, mais il est difficile de connaître le sentiment de la majorité de la population." Celle-ci est "chauffée à blanc depuis des années mais souvent sceptique et très indifférente politiquement", poursuit-il. "L'opinion russe a tendance à se ranger derrière la version du pouvoir, qui présente le pays comme éternellement agressé."

Sylvain Tronchet, correspondant de Radio France à Moscou l'observe aussi. "Il y a très peu de sondages d'opinion dans ce pays et les micro-trottoirs que j'ai faits avant les récents événements  – qui n'ont que la valeur de micro-trottoirs – montraient que les Russes étaient relativement indifférents à la politique étrangère de Vladimir Poutine", explique le journaliste.

"Les Russes sont habitués à cette situation"

Sur ce sujet, les études les plus récentes du Levada Center, une ONG russe indépendante de recherches sociologiques et de sondages, ont été menées en janvier. Le Kremlin n'avait pas officiellement mis ses menaces à exécution. L'une d'entre elles (en anglais) classe les événements les plus marquants du mois de janvier selon la population russe. Les manifestations au Kazakhstan arrivent en tête (22%), juste devant situation en Ukraine, citée à 21%. Selon une autre étude portant sur les peurs des habitants, publiée le 14 janvier, les Russes ont peur de "la maladie de proches, d'enfants" (82%), d'une "guerre mondiale" (56%) et de "l'abus de pouvoir des autorités" (53%).

"Les Russes sont habitués à cette situation, car la guerre dure depuis huit ans dans le Donbass", rappelle Vera Ageeva, professeure associée de la Haute école des études économiques (HSE) à Saint-Pétersbourg, en Russie. "Selon les témoignages rapportés par les médias russes, on peut voir que les habitants sont inquiets, qu'ils ne veulent pas de la guerre, qu'ils ne veulent pas que leurs garçons soient envoyés dans l'armée, mais il n'y a pas la crainte d'un conflit d'ampleur majeur à ce stade", précise la chercheuse. En revanche, la population semble favorable à l'idée d'aider les habitants du Donbass.

"Les Russes acceptent l'idée d'aider les réfugiés du Donbass. Ils ont l'habitude. Depuis 2014 des habitants de cette région s'installent en Russie."

Vera Ageeva, professeure associée de la HSE à Saint-Pétersbourg

à franceinfo

Selon un sondage publié lundi par le quotidien Kommersant (en russe), 78% des Russes soutiennent l'accueil des réfugiés du Donbass.

"La situation économique prévaut"

La population russe redoute surtout les conséquences économiques d'un conflit en Ukraine. D'autant plus que le pays traverse déjà une crise économique, que les sanctions occidentales risquent d'aggraver. "Les Russes sont surtout préoccupés par leur pouvoir d'achat, l'inflation. Or, à la suite des annonces de Vladimir Poutine, le cours du rouble a subi une forte baisse, laissant craindre une augmentation du prix des produits importés", explique le journaliste Sylvain Tronchet.

"Les revenus des Russes ont chuté ces dernières années, le Covid-19 a été un moment éprouvant et la perspective d'une guerre n'enthousiasme personne", poursuit Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférence à Nanterre et spécialiste de l'ex-URSS. "Le Russe 'moyen' va avoir de la sympathie et de la compassion pour l'Ukraine, mais sa situation économique et sociale prévaudra."

Quelques rares voix nationalistes se disent prêtes à soutenir à 100% le président dans une guerre ouverte avec l'Ukraine, "mais ils ne sont pas tellement influents, et ne représentent pas une opinion publique majoritaire", nuance Vera Ageeva. Surtout, le sentiment nationaliste en Russie est beaucoup moins fort qu'en 2014. "Il y a encore des gens qui croient la rhétorique de l'Etat qui consiste à dire que la Russie vient en aide à ses 'frères russes' en Ukraine, qu'il existe un 'génocide' [allégation selon laquelle l'Ukraine massacre des populations russes dans le Donbass] mais quelle que soit la puissance de la propagande, le sentiment général est plutôt l'indifférence", estime Sylvain Tronchet.

"Il n'y aura pas de contestation, c'est trop risqué"

Pour la chercheuse Vera Ageeva, les Russes ne soutiennent pas une intervention armée dans ce conflit, mais leur voix est difficile à entendre. L'opposition n'existe pas au Parlement et les défenseurs des droits de l'homme ont été réduits au silence. Fin janvier, quelque 150 artistes et intellectuels ont signé une lettre ouverte contre la guerre, mais aucune manifestation n'a à ce jour été répertoriée.

"Il n'y aura pas de contestation, c'est bien trop risquée en Russie", rappelle la chercheuse, qui estime toutefois que la population reste sensible à l'argument du retour d'une nation "grande et puissante" avancée par le Kremlin. "La Russie n'est plus un empire depuis 1991 et Moscou exploite le sentiment d'humiliation. La population russe aura donc toujours tendance à soutenir, dans l'idée, les actions qui peuvent rendre sa 'grandeur' au pays", estime-t-elle.

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