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Furtifs, mortels et bon marché : comment les drones ont envahi le champ de bataille en Ukraine

Article rédigé par Pierre-Louis Caron
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
L'Ukraine perdrait environ 9 300 drones chaque mois face à l'envahisseur russe. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
De l'aveu des spécialistes, jamais un conflit n'avait impliqué autant d'engins pilotés à distance. Mais malgré ses nombreux usages, le drone est loin d'avoir remplacé les armes traditionnelles.

On les dénomme Orion, Merlin, Black Hornet ou encore Bayraktar, et ils jouent un rôle crucial dans le conflit ukrainien, pour Kiev comme pour Moscou. Tour à tour œil espion, missiles guidés et torpilles redoutables, les drones sont aussi prisés par les soldats qu'ils sont redoutés par les populations. Difficile par exemple pour les habitants d'Odessa ou de Lviv d'oublier le bourdonnement sourd des drones kamikazes Shahed, lancés en masse sur leur ville par l'armée russe depuis un an. 

Avec ces appareils, la guerre s'est même invitée sur le territoire russe, comme en témoignent les nombreuses attaques signalées ces derniers mois à Moscou et dans sa région proche. Fin août, des drones ont visé l'aéroport russe de Pskov, à 600 km du nord de l'Ukraine, détruisant au moins un avion militaire. De gros dégâts causés par des armes low cost : selon les médias ukrainiens, ce sont des engins en carton, inspirés du Corvo PPDS australien, qui ont été utilisés pour cette mission. 

Un soldat ukrainien récupère un drone de surveillance près de Zapporijjia (Ukraine), le 23 août 2023. (ANDRE ALVES / ANADOLU AGENCY / AFP)

Grâce à leur taille réduite (le mini-drone Black Hornet mesure à peine 16 cm), ces appareils se faufilent partout. En Ukraine, ils sont tellement utilisés que chaque portion de 10 km de la ligne de front est généralement survolée par "25 à 50 drones des deux camps", selon une étude du Royal United Services Institute (Rusi). De quoi intéresser les armées du monde entier, qui voient en l'Ukraine une immense zone de test.

Jusqu'à 9 000 drones perdus par mois, rien que du côté ukrainien

La quantité de drones utilisés par l'Ukraine pour repousser l'invasion russe continue d'étonner les spécialistes. D'après le Rusi, l'armée ukrainienne perd environ 300 drones par jours, soit environ 9 300 appareils par mois. "C'est du jamais-vu !", assure à franceinfo Ulrike Franke, chercheuse au Conseil européen sur les relations étrangères, un centre d'études basé à Paris. "Les Ukrainiens disposent de nombreux systèmes, y compris des petits drones civils, peu chers, qui peuvent donc être sacrifiés", explique-t-elle.

Les appareils les plus accessibles utilisés par Kiev sont des quadricoptères (des drones à quatre hélices) destinés à l'origine au grand public, qui coûtent généralement autour de 500 euros l'unité –  même si la facture peut atteindre les 15 000 euros pour les engins les plus robustes. "Grâce au financement participatif, les gens ont acheté énormément de drones pour les fournir aux Ukrainiens", relate Ulrike Franke. Ces modèles civils sont très doués pour la reconnaissance, si bien que chaque unité ukrainienne dispose d'un voire plusieurs dronistes

Mais ces appareils trouvables dans le commerce peuvent aussi être "modifiés à l'aide d'imprimantes 3D, pour pouvoir lâcher des grenades, des petits obus sur l'ennemi", explique à franceinfo Stéphane Audrand, consultant spécialiste en armement. Des mines peuvent aussi être installées sur des FPV, ces drones ultra-maniables normalement conçus pour la course. L'armée ukrainienne partage régulièrement des images d'appareils piégés, capables de s'infiltrer dans les abris de soldats russes avant d'exploser.

A la différence de la grande majorité des armes, "les drones sont généralement faits pour être perdus", analyse Ulrike Franke. Après "plus de 20 ans de progrès technologique", ces appareils sont désormais fabriqués par de nombreux pays, "comme la Chine, la Turquie ou Israël", rappelle la spécialiste. Avec une conséquence notable : ils sont moins chers, et donc plus accessibles.

Des appareils taillés pour le terrain ukrainien

Au-delà de l'aspect financier, la popularité du drone s'explique par les conditions particulières de la guerre en Ukraine. Le "verrouillage" du ciel pour l'aviation militaire classique, surtout, "car il y a trop de missiles anti-aériens, ce qui complique énormément les frappes", éclaire Stéphane Audrand. Bien plus furtifs que des chasseurs ou des bombardiers, les drones armés ont une meilleure capacité à aller frapper derrière les lignes ennemies. C'est le cas des Bayraktar TB2 côté ukrainien, des Orion côté russe, mais aussi des drones kamikazes, particulièrement utilisés par la Russie.

En septembre, les forces de Moscou ont lancé sur l'Ukraine un nombre record de drones de ce type : 503 appareils kamikazes, selon le décompte du magazine spécialisé Defense Express. Soit deux fois plus que le précédent record enregistré, qui était de 246 drones en juillet. Ces appareils, de type Shahed 136, sont fournis à la Russie par l'Iran. Mais le régime de Vladimir Poutine, "qui utilise ces drones comme des missiles", explique Ulrike Franke, compte bien fabriquer ses propres engins. D'ici l'été 2025, 6 000 drones kamikazes doivent ainsi sortir des usines russes, comme l'a révélé mi-août le Washington Post

Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, pose le 27 octobre 2022 à Kiev (Ukraine) avec un drone kamikaze de type Shahed-136, abattu par l'armée ukrainienne. (PRESIDENCE UKRAINIENNE)

Le drone s'avère aussi particulièrement efficace dans le contexte de la guerre de position, qui s'est installée en Ukraine depuis le mois de mai 2022. Des tranchées entourant la ville dévastée de Bakhmout à la ligne de front fixée tout au long du fleuve Dniepr, ces appareils scrutent en permanence les positions ennemies. "C'est certainement le premier usage du drone, la tenue et la connaissance du front", rappelle Stéphane Audrand. A l'affût des moindres mouvements des troupes russes, l'armée ukrainienne est ainsi devenue "l'une des plus 'dronisées' au monde", explique le consultant.

"Avec l'Ukraine, une nouvelle étape a été franchie"

L'usage massif de drones semble avoir rebattu les cartes de la stratégie militaire. "Avec l'Ukraine, une nouvelle étape a été franchie", estime Stéphane Audrand, qui décrit "un mouvement d'approfondissement du champ de bataille". Désormais, "chacun doit faire attention" et les soldats "ne sont plus en sécurité jusqu'à 100 km de la ligne de front", explique-t-il.

"Chaque section peut aller frapper sur les arrières. Les postes de commandement tactiques doivent bouger tout le temps. C'est un conflit où plus personne ne peut se reposer."

Stéphane Audrand, spécialiste de l'armement

à franceinfo

Le même constat vaut pour la marine, "car l'Ukraine dispose aussi de drones navals très intéressants", rappelle Ulrike Franke. En novembre 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait annoncé en grande pompe la création de "la première flotte mondiale" d'engins armés aquatiques. Depuis, difficile de savoir où en est ce projet. Kiev s'est en effet montrée beaucoup plus discrète lorsque, début août, plusieurs drones marins ont frappé des navires dans la base russe de Novorossiisk, sur la mer Noire. 

"En mer aussi, la zone d'impunité recule, signale Stéphane Audrand. On ne peut plus s'approcher à moins de 150 ou 200 milles nautiques [entre 278 et 370 km] d'une côte." Pour le spécialiste, les drones "ont démocratisé les frappes en profondeur", et il serait inconcevable de s'en passer, pour Kiev comme pour Moscou.

Le drone est devenu "indispensable, mais pas central"

Faut-il pour autant faire de ces engins pilotés à distance le cœur d'une stratégie militaire ? Surtout pas, prévient Ulrike Franke. "On a l'impression que ce système est central, mais il est en fait complémentaire des autres moyens", nuance-t-elle. "Toutes les opérations ne s'organisent pas autour des drones, insiste de son côté Stéphane Audrand. Oui, ils occupent une place qu'on a jamais vue, indispensable… mais pas centrale." 

Attention à ne pas exagérer non plus l'importance de ces appareils téléguidés dans le conflit. Avec leurs caméras embarquées, les drones partagent leurs exploits. Ce qui n'est pas le cas des obus d'artillerie, qui infligent pourtant "la moitié des pertes sur le champ de bataille", rappelle Stéphane Audrand.

"Il y a toujours eu une sorte de fascination pour ces appareils, que certains ont à la maison. Mais il ne faut pas oublier les tanks, l'artillerie… On ne gagne pas une guerre avec des drones."

Ulrike Franke, chercheuse au Conseil européen sur les affaires étrangères

à franceinfo

Très efficace au début de l'invasion de l'Ukraine, le drone n'est pas resté longtemps une arme miracle. L'armée russe a en effet développé des moyens efficaces de brouiller les systèmes des appareils ukrainiens, "en produisant des interférences de navigation (…) comme une protection électronique", détaille le Rusi dans son rapport. Du côté des forces de Kiev, les vieux chars allemands Gepard se sont montrés particulièrement redoutables contre les engins lancés par la Russie, au point d'être surnommés les "tueurs de drones".

Un drone détecteur de métaux utilisé pour du déminage dans la région de Kharkiv (Ukraine), le 1er octobre 2023. (SERGEY BOBOK / AFP)

Le recours massif aux drones en Ukraine reste néanmoins "un cas d'étude pour toutes les armées, un terrain de test pour les innovations", confie Ulrike Franke. "Le conflit a notamment réveillé les Occidentaux, qui n'ont pas énormément de drones, et peu de modèles différents", explique-t-elle. En France, le géant de l'armement Nexter-KNDS explique par exemple en être encore au stade "des études" concernant ces engins.

Les Ukrainiens, eux, sont déjà bien habitués à ces appareils qui devraient rester omniprésents, même après une hypothétique fin des combats. Terrestres ou volants, les drones sont en effet de plus en plus utilisés pour les missions de déminage, qui pourraient durer "des décennies" selon les experts.

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