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Grand entretien "En Russie, Vladimir Poutine a brisé toute indépendance intellectuelle", dénoncent les réalisatrices Ksenia Bolchakova et Veronika Dorman

Article rédigé par Isabelle Malin - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Extrait du documentaire "La Russie : un peuple qui marche au pas", une plongée au cœur de la société russe en pleine guerre en Ukraine. (CAPA PRESS / FRANCE TELEVISIONS)
France 5 diffuse dimanche le documentaire "La Russie : un peuple qui marche au pas", une plongée au cœur de la population russe, soumise à la volonté d'un chef d'Etat omnipotent.

Depuis plus d'un an, la guerre entre la Russie et l'Ukraine bouscule les équilibres géopolitiques dans le monde. Les journalistes françaises d'origine russe Ksenia Bolchakova et Veronika Dorman, longtemps correspondantes au pays de Vladimir Poutine, se sont associées pour réaliser le documentaire La Russie : un peuple qui marche au pas, diffusé dimanche 16 avril*. Une plongée au cœur d'une population russe désorientée depuis le début du conflit. Les deux réalisatrices livrent leurs impressions à franceinfo. 

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Franceinfo : Vous présentez dans votre film des centres militaro-patriotiques qui embrigadent les enfants russes. Comment ont-ils été créés ?

Veronika Dorman : Ces centres qui enrôlent les enfants, appelés "Iounarmia" ("l'armée des jeunes"), ont été mis en place en 2016, car la guerre grondait dans le Donbass. On ne sait pas quand Vladimir Poutine a décidé d'envahir réellement toute l'Ukraine, mais ce qui est sûr, c'est que, depuis 2014 et l'annexion de la Crimée, nous sommes dans une situation de guerre. Le Kremlin a expliqué aux Russes qu'il y a une population russophone dans le Donbass victime d'un génocide potentiel et qu'il faut la protéger. Nous sommes dans une situation martiale. Ce mouvement Iounarmia a émergé à ce moment-là, d'abord comme une sorte d'expérimentation. Reprendre en main l'enfance est devenu une nécessité. 

Ksenia Bolchakova : C'est un processus qui va crescendo. La militarisation de la société russe s'est faite en plusieurs étapes ces quinze dernières années. Cela commence avec l'annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass en 2014. Mais il y avait déjà auparavant des académies militaires dans lesquelles les parents pouvaient mettre leurs enfants s'ils le souhaitaient. A partir de 2015, le monde militaire est arrivé dans les écoles normales. Et en 2016, les ministères de l'Education et de la Défense ont créé cette fameuse Iounarmia. L'idée est d'axer l'éducation sur un penchant militaro-patriotique et de préparer très tôt les enfants au service militaire.

Progressivement, c'est encouragé par les chefs d'établissement, qui sont tous encartés au parti Russie unie de Vladimir Poutine. Ce qui est fou, c'est qu'entre 2016 et 2022, on est passé de 25 000 membres à quasiment 1,5 million de gamins dans ce mouvement. Parce que dès la maternelle, des gens du ministère de la Défense vont persuader les mères de famille d'y inscrire leurs enfants, en leur disant : "On va leur apprendre l'histoire du pays, nos bonnes valeurs. Ils vont faire du sport, cela va leur faire du bien." Il y a eu un gros travail de prosélytisme mené par les autorités.

Veronika Dorman : Cela participe à la "martialisation" du rapport de Vladimir Poutine à son pouvoir. A la manière dont le pouvoir veut tenir la société, à la géopolitique également. Il martèle que la Russie est une forteresse assiégée, que tout le monde doit être prêt à la protéger et à verser son sang pour elle. 

La société russe a-t-elle adhéré facilement à ce discours ? 

K. B. : Il a trouvé un écho au sein la société. Avec la chute de l'URSS, des gens comme Olga Zakhran, la directrice d'un centre sportif militaro-patriotique russe qui apparaît dans le film, ont eu le sentiment de perdre une structure. Cette fameuse structure extérieure que l'on vous donne quand vous vivez dans un Etat fort. Soudain, avec un discours très patriotique, ces gens retrouvent une sorte de colonne vertébrale qui ressemble à celle qu'ils avaient lorsqu'ils étaient enfants.

La réalité, c'est que cette structure est beaucoup plus violente, effrayante sur le fond, car sur les trente dernières années de l'URSS, les dirigeants ne mettaient pas dans la tête des gens l'idée qu'il fallait mourir pour la patrie. Il y avait un fort sentiment patriotique, mais pas cette notion de sacrifice de soi au nom de l'Etat. Parfois, lorsque l'on parlait à Olga, on avait le sentiment d'être face à quelqu'un de fanatisé, à l'image d'un jihadiste de Daech qui est prêt à aller se faire exploser quelque part. Aujourd'hui en Russie, se sacrifier pour la patrie, c'est la seule façon de mourir dignement. On ne s'attendait pas à voir cela. 

V. D. : Dans le film, à un moment, nous utilisons les images d'un gouverneur qui scande : "La guerre, c'est la vie. La guerre, c'est l'amour. La guerre, c'est notre amie." Pour moi, cela résume le mieux cette mutation des esprits d'une partie des Russes. On apprivoise la guerre, on la met au milieu de notre vie, au milieu de la cité, et on vit avec.

Est-il possible de mesurer le nombre de Russes réfractaires au régime ?

V. D. : C'est difficile. Il n'y a plus d'instituts de sondage indépendants depuis un an. Les gens ne répondent pas ce qu'ils pensent vraiment. Même les 80% qui disent soutenir Poutine sont à prendre avec des pincettes. Là-bas, beaucoup de gens ne sont ni pour la guerre, ni pour Vladimir Poutine, ni contre les Ukrainiens. Mais ils ne vont pas résister.

K. B. : Environ 20% de la population croit en Poutine, est pro-guerre, pense que l'Otan est aux portes du pays, qu'une bombe nucléaire va exploser en Russie si elle n'anéantit pas toute l'Ukraine, et que celle-ci est peuplée de nazis. Ce sont des croyances distillées au goutte-à-goutte dans la tête des gens depuis 2014.

En quoi ne reconnaissez-vous plus la Russie que vous avez connue ?

K. B. : Nous avons été bouleversées de voir que des personnes de notre entourage étaient dans une forme d'acceptation. Elles nous disaient : "Oui, la guerre, ce n'est pas bien. Mais si demain, je reçois une convocation au bureau militaire, j'irai."  

V. D. : C'est une acceptation particulière, car il y a par exemple des gens qui ont toujours été contre la guerre et qui ne veulent pas partir, car ils ont un appartement, une maison, des enfants qui sont dans de bonnes facultés. Ils se disent : "On va partir pour faire quoi ? Pour devenir des mendiants dans une Europe qui ne veut pas de nous ?" Ils participent à cette acceptation. Ils ne veulent pas prendre le risque de se faire arrêter en manifestant.

Et puis, il y a le discours du pouvoir qui manipule la population et les ennemis également. Vladimir Poutine veut projeter à l'extérieur l'image d'un pays soudé derrière son régime, mais lorsque l'on entre dans l'intimité des gens, c'est beaucoup plus tragique. Chez une même personne, deux choses contradictoires peuvent coexister : la croyance que l'on est un lâche car on ne va pas dénoncer une guerre que l'on méprise, et le fait de courber l'échine, continuer à vivre à peu près normalement sans pour autant aimer Vladimir Poutine.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué durant ce voyage ? 

V. D. : Je n'arrêtais pas de penser que c'était peut-être le dernier avant très longtemps. J'avais envie de me remplir de beaucoup d'images, d'odeurs et de sensations, car on sait que le pays se referme et que les frontières deviennent de plus en plus infranchissables. C'était un voyage comme un requiem, un adieu à ce pays. Et les bouts que nous ramassions étaient un peu des bouts de la Russie que nous avions connue et qui était en train de disparaître sous nos yeux. Au-delà des rencontres qui étaient très fortes, et de la souffrance pour tous ces gens restés là-bas, dans une prison à ciel ouvert, c'est vraiment ce sentiment d'adieu qui m'a accompagnée durant tout ce reportage.

K. B. : Comme Veronika, une profonde tristesse. Nous étions dans une forme d'urgence, car conscientes que, potentiellement, dans plusieurs semaines ou mois, nous ne pourrions plus y aller. Nous voulions être absolument témoins de ce tout qui s'y passait, car nous avons vécu toutes les deux dans ce pays. Il y avait une soif de tout saisir, car on se disait que c'était peut-être notre dernière fois. Ce qui me bouleverse surtout, c'est qu'il y a trois générations qui sont perdues et que même la jeune génération a baissé les bras. Vladimir Poutine et son régime ont réussi à briser toute indépendance intellectuelle, briser toute velléité de libre-arbitre. Ils ont coupé les pattes de la jeunesse. C'est tragique.   

*Le documentaire La Russie : un peuple qui marche au pas, réalisé par Ksenia Bolchakova et Veronika Dorman, est diffusé dimanche 16 avril à 20h55 sur France 5 et sur france.tv.

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