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En Pologne, des femmes prennent le volant pour "apporter un peu de sécurité" aux réfugiées ukrainiennes, menacées par le trafic d'êtres humains

Article rédigé par Valentine Pasquesoone - Envoyée spéciale en Pologne
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Katarzyna Proch, membre du groupe "Les femmes prennent le volant", conduit vers la frontière entre l'Ukraine et la Pologne, le 14 avril 2022 près de Lublin (Pologne).  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Sur Facebook, un groupe qui compte plus de 1 000 femmes organise des voyages sécurisés à travers la Pologne pour les déplacés d'Ukraine sur la route de l'exil.

"Urgent ! Une mère de deux enfants est en train de traverser la frontière à Medyka. Quelqu'un est-il disponible ?" Les demandes comme celle-ci s'accumulent sur la page du groupe Facebook polonais "Kobiety Za Kółko !" ("Les femmes prennent le volant !"). Il faut emmener une mère et ses deux enfants à Katowice. "Les filles ! L'une d'entre vous sera-t-elle à Dorohusk aujourd'hui ? Un enfant voyage seul là-bas", signale un autre message.

La communauté compte plus de 1 000 femmes à travers la Pologne : des conductrices prêtes à prendre le volant pour proposer aux réfugiés ukrainiens – en très grande majorité des femmes et des enfants des voyages sûrs en voiture. Car outre les risques de viols et d'agressions sexuelles, plusieurs organisations internationales, dont le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ont alerté sur le risque de voir les déplacés de la guerre en Ukraine tomber entre les mains des réseaux de trafics d'êtres humains sur la route de l'exil.

A Dorohusk, "quelque chose n'allait pas"

La journée a commencé tôt pour Ella Jarmulska. Depuis sa maison moderne en banlieue de Varsovie, l'entrepreneuse polonaise de 38 ans finalise l'organisation d'un trajet en bus pour des réfugiés entre Lviv et Varsovie. Une première pour le groupe, habitué des trajets en voitures avec quatre ou cinq passagers. "Dorota est en route. On va peut-être pouvoir prendre en charge 70 personnes", s'enthousiasme celle qui a cofondé "Les femmes prennent le volant !".

Depuis sa création, son initiative a conduit au moins 500 exilés ukrainiens sur les routes polonaises. En fonction des demandes qu'elles reçoivent, les volontaires empruntent les routes pendant trois, quatre ou cinq heures vers les postes-frontières. Elles viennent chercher des exilés sidérés par les combats et leur offrent un premier répit, le temps du voyage vers leur prochaine destination.

Un bus conduit par une femme membre du groupe "Les femmes prennent le volant" amène des réfugiés d'Ukraine vers la Pologne.  (KOBIETY ZA KOLKO / WOMEN TAKE THE WHEEL)

Dès le début de l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe, Ella Jarmulska a tenu à agir. Après une première levée de fonds pour les Ukrainiens à l'école de sa fille, la trentenaire s'est demandé comment aider davantage. Elle a pris le volant le 28 février, quatre jours seulement après le lancement de l'offensive. "J'ai sauté dans ma voiture. Je me souviens, j'ai dit à mon mari que j'allais faire des courses, s'amuse-t-elle. Et puis j'ai roulé jusqu'à Dorohusk, à la frontière."

A son arrivée à la nuit tombée au poste-frontière, la Polonaise remarque que "de nombreux hommes proposent des trajets" "Vous aviez énormément d'offres de transports à l'extérieur du centre, et énormément de personnes attendant d'être conduites à l'intérieur. Quelque chose n'allait pas." 

"J'ai levé la main. J'ai dit : ‘Varsovie, trois places.' Et immédiatement, trois Ukrainiennes sont venues me voir."

Ella Jarmulska, cofondatrice des "Femmes prennent le volant !"

à franceinfo

En parlant avec ces exilées, en route vers la capitale polonaise, l'entrepreneuse a saisi à quel point elles étaient "extrêmement vulnérables"  "Ces réfugiées ne connaissent personne. Elles sont à la merci des gens qui les aident." Elle aussi aurait été terrifiée si elle s'était retrouvée seule avec son enfant dans un pays étranger, sans argent et traumatisée par la guerre, de surcroît dans la voiture d'un inconnu, confie-t-elle. "Il était primordial de leur apporter un peu de sécurité", souligne la tête pensante du projet. 

Des milliers de kilomètres au compteur

La discussion a démarré sur Facebook, en appelant les hommes à "rester en cuisine" et les femmes à "prendre le volant", sourit Ella Jarmulska. L'échange est devenu un groupe, dans lequel des conductrices se coordonnent et grâce auquel elles se relaient chaque jour pour aider celles qui fuient les frappes russes. Depuis, l'entrepreneuse a ajouté environ 10 000 km au compteur de sa voiture. Elle qui d'habitude conduit si rarement, ironise-t-elle.

Ella Jarmulska, cofondatrice du groupe "Les femmes prennent le volant", à son domicile près de Varsovie (Pologne), le 16 avril 2022.  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Sur la vitre arrière d'Ella Jarmulska, comme sur le pare-brise avant de celle de Katarzyna Proch, une affichette aux couleurs ukrainiennes signale aux réfugiés qu'ils seront conduits par des femmes : dans un bouclier jaune sur fond bleu, une petite voiture et le symbole féminin, et un hashtag au nom du collectif.

Ce matin, le coffre de Katarzyna Proch est rempli de paquets de couches, de bouteilles d'eau et de livres pour enfants qu'elle déposera à la frontière, avant de repartir avec plusieurs réfugiés. L'imposant véhicule noir de cette cheffe d'entreprise compte six places, une chance pour l'initiative à laquelle elle participe depuis début mars. Une à deux fois par semaine, celle que l'on surnomme "Kasia", mère de trois enfants, quitte Lublin, grande ville de l'est de la Pologne, en direction de la frontière ukrainienne pour "Les femmes prennent le volant !".

Après une pause cigarette, la quadragénaire au visage rond file d'une conduite énergique sur les routes de campagne vers le sud du pays. Elle a accepté de nous emmener jusqu'à la frontière, pour un aller simple. Au retour, elle tient à réserver ses cinq sièges passagers aux réfugiés. La conductrice attend un message du groupe pour savoir à quel poste-frontière se rendre. "Kasia" a déjà conduit 18 réfugiés vers Lublin ou Varsovie, répondant à des demandes "pour dans trois jours ou l'immédiat", relate-t-elle d'une voix posée. 

Des passagères traumatisées à rassurer

Son amie Ella Jarmulska l'a poussée à prendre le volant pour les réfugiés. Elle aussi s'est identifiée à ces mères ukrainiennes jetées sur les routes. "Peut-être que la Pologne sera touchée à son tour. Moi aussi, je pourrais devenir une réfugiée avec mes enfants", explique la Polonaise. 

"Si à mon tour, je devais me rendre en Allemagne, je ne pourrais pas m'imaginer dans une voiture avec un homme inconnu. Je ferais davantage confiance à des femmes."

Katarzyna Proch, conductrice pour "Les femmes prennent le volant !"

à franceinfo

A la frontière, des policiers lui ont raconté avoir vu "des hommes très imposants à la recherche de femmes ukrainiennes", ce que confirment plusieurs bénévoles interrogés par franceinfo à Medyka, ville polonaise frontalière de l'Ukraine. Les récits de disparitions d'enfants et d'agressions de femmes circulent aussi sur internet, entre bénévoles comme entre réfugiés. "La police et les forces de défense territoriales se sont organisées à la frontière. Cela veut bien dire qu'il s'y passe quelque chose", relève "Kasia". En Pologne, un homme a d'ailleurs été interpellé, suspecté d'avoir violé une femme ukrainienne qu'il hébergeait. 

Katarzyna Proch, membre du groupe "Les femmes prennent le volant", le 14 avril 2022 à Rzeszów (Pologne).  (VALENTINE PASQUESOONE / FRANCEINFO)

Pour la cheffe d'entreprise, cela ne fait aucun doute : "Les risques d'enlèvement ou de viols sont bien moindres, voire nuls, avec des femmes conductrices."

"Les femmes qui arrivent d'Ukraine sont déjà traumatisées. Nous, nous aidons à éviter un prochain traumatisme."

Katarzyna Proch, conductrice pour "Les femmes prennent le volant !"

à franceinfo

"Certaines femmes ont une poussée d'adrénaline, elles s'occupent des enfants et ne cessent de parler. D'autres sont fermées et apathiques, sans énergie pour parler", décrit "Kasia". La conductrice reste marquée par cette femme âgée qui parlait seule dans sa voiture, "assise comme si elle était déjà morte". Elle racontait avoir vu des civils se faire tirer dessus à plusieurs reprises, ainsi qu'un enfant perdre une jambe dans une explosion.

Un lieu sûr pour quelques heures

Les passagères sont "extrêmement fatiguées", après avoir "souvent voyagé entre cinq et sept jours dans un pays en guerre". "Mentalement", elles sont "épuisées et effrayées", appuie Ella Jarmulska. L'entrepreneuse relève qu'avant de monter dans sa voiture, "presque toutes les femmes se sentaient en insécurité", inquiètes d'un futur fait de tant d'incertitudes. "Elles avaient peur de ce qui arriverait en Pologne. Qui les conduirait ? Devraient-elles monter dans la voiture de quelqu'un qu'elles ne connaissent pas ?" 

"Des femmes me disaient que leurs amies conduites par des hommes avaient peur pendant toute la durée du voyage. C'est un voyage de cinq heures, après avoir vécu des événements traumatisants."

Ella Jarmulska, cofondatrice des "Femmes prennent le volant !"

à franceinfo

Les exilées prises en charge par Ella Jarmulska mettent "une heure environ" à faire confiance à la femme qui les conduit. La trentenaire décrit des réfugiées "très réservées" en début de trajet, qui ont besoin de voir leur conductrice "passer un coup de téléphone ou leur proposer un accès à internet" pour se sentir rassurées. A mi-chemin, les déplacées lâchent prise. Ella Jarmulska a remarqué les souffles de soulagement, les remerciements et, surtout, les femmes qui finissent par s'endormir dans sa voiture. Elles se sentent enfin en lieu sûr, au moins pour quelques heures.

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