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Guerre en Ukraine : la destruction du barrage de Kakhovka nourrit de multiples hypothèses

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Une image satellite du barrage de Kakhovka (Ukraine), le 7 juin 2023, après sa destruction. (MAXAR TECHNOLOGIES / AFP)
Kiev et Moscou s'accusent mutuellement d'avoir détruit, mardi, l'infrastructure sur le fleuve Dnipro. Les inondations compliquent la tâche de l'armée ukrainienne, dans l'optique d'une contre-offensive dans les régions du Sud.

C'est une catastrophe d'une ampleur inouïe. Après la destruction du barrage de Kakhovka, en territoire occupé par les forces russes en Ukraine, le réservoir s'est écoulé dans le lit du fleuve Dnipro, inondant des territoires entiers. Mercredi 7 juin, plus de 2 700 personnes avaient déjà été évacuées sur les deux rives, selon les bilans cumulés des autorités ukrainiennes et des forces russes. La structure orientale de l'ouvrage et une grande partie des infrastructures, dont l'usine hydroélectrique, ont été emportées par les eaux. L'ouvrage pourrait encore se détériorer, aggravant la situation.

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Depuis l'événement survenu mardi, Kiev et Moscou s'accusent mutuellement d'avoir détruit l'infrastructure sur le fleuve Dnipro. Mardi, la compagnie Ukrhydroenergo a affirmé qu'une explosion avait été déclenchée par les occupants russes dans la salle des machines, provoquant la rupture de l'ouvrage. L'armée ukrainienne a accusé Moscou d'avoir fait sauter l'ouvrage pour ralentir sa contre-offensive potentielle dans les régions du Sud. Côté russe, le maire d'occupation de Nova Kakhovka, Vladimir Leontiev, a d'abord déclaré que "tout était calme" dans la ville, avant de revoir sa copie, une demi-heure plus tard, et d'évoquer "des frappes". Plus tard dans la matinée, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a dénoncé un acte "délibéré" de "sabotage", "planifié et réalisé sur ordre de Kiev". En écartant, donc, l'idée d'une frappe.

Des témoins évoquent des "explosions"

Tout a commencé vers 2h10, dans la nuit de lundi à mardi, quand plusieurs utilisateurs ont signalé sur les réseaux sociaux des explosions. Contacté par franceinfo, sous couvert d'anonymat, un habitant de Nova Kakhovka décrit "trois à quatre explosions" d'origine indéterminée. Un autre nous écrit qu'il a entendu "plusieurs explosions de puissance variable", qui l'ont réveillé. Une première vers 2h15, puis d'autres, séparées par un intervalle de "trois ou cinq minutes". "Dix minutes de silence ont suivi, avant de nouvelles explosions", ajoute cet homme, qui vit sur les hauteurs, et décrit des sons "inhabituels", qu'il n'est pas en mesure d'identifier. Il précise que ces détonations ont été suivies par le brouhaha de l'eau vive, et qu'il ignorait, alors, que la retenue était détruite.

A quoi ces détonations peuvent-elles correspondre ? La compagnie Ukrhydroenergo, par la voix de son responsable Ilho Syrota, a affirmé que l'infrastructure était conçue "pour résister à une bombe atomique". Les experts en munitions interrogés par le New York Times (en anglais) estiment, eux aussi, qu'un missile n'a pas la puissance suffisante pour faire céder le barrage. "La quantité d'exposifs que peut transporter une ogive est limitée, commente Nick Glumac, spécialiste en explosifs à l'université de l'Illinois. Même un coup direct peut ne pas détruire le barrage." Selon lui, seule une gigantesque explosion en milieu fermé aurait pu libérer suffisamment d'énergie pour endommager la structure.

"Les Russes et les Ukrainiens ont d'excellents ingénieurs hydrauliciens", explique à franceinfo Bernard Tardieu, membre de l'Académie des technologies et président d'honneur du Comité français des barrages et réservoirs. Ce barrage, long de trois kilomètres, est formé d'une grande partie en enrochement (matériaux rocheux), d'une usine, d'une écluse et d'une partie en béton avec les vannes. "Il est très difficile de s'attaquer aux barrages car les bras des vannes sont conçus et habitués à résister aux poussées horizontales", explique l'ingénieur.

L'hypothèse d'explosifs sur les vannes

Très robuste, cette partie peut tout de même présenter des fragilités. "Le plus simple est donc de placer des charges sur les bras des vannes", qui assurent leur rotation. "Je suis convaincu que quelqu'un a placé des explosifs", résume Bernard Tardieu, évoquant "la destruction de plusieurs vannes" dans un temps très court à Kakhovka. L'ingénieur rappelle le précédent de 1993, quand les forces serbes avaient piégé le barrage de Brana Peruca, en Croatie. Un colonel anglais était alors parvenu à faire baisser le niveau de la retenue, sauvant des dizaines de milliers de personnes d'une inondation.

Des forces russes étaient également installées dans le secteur, donc soumises aux inondations. La topologie, d'ailleurs, expose particulièrement la rive orientale en aval du barrage, et des tranchées creusées par l'armée russe ont également été submergées. Un officier de l'armée ukrainienne, le capitaine Andriï Pidlisnyi, a notamment affirmé à CNN (en anglais) que ses hommes avaient aperçu des soldats russes prendre la fuite et être emportés par la crue, après l'effondrement du barrage. Il émet l'hypothèse que l'état-major russe ne les avait pas avertis, pour ne pas trahir l'effet de surprise.

Certains observateurs préfèrent défendre l'idée d'une rupture de l'ouvrage, après des mois d'incurie et de combats. Au cours de l'été 2022, un missile ukrainien avait déjà touché la chaussée perchée sur l'édifice. Et le 11 novembre 2022, elle avait de nouveau été touchée par une explosion. Cette version d'un accident, divergente du récit du Kremlin, a été défendue par un spécialiste anonyme, cité par l'agence de presse russe Tass, et par le dirigeant d'occupation des territoires occupés de Zaporijjia, Vladimir Rogov. La Conflict Intelligence Team, un groupe russe d'experts indépendants, écrit également (en russe) que le barrage n'a pas résisté, "sous une pression d'eau énorme renforcée par les fortes pluies de la semaine dernière".

Un barrage en plein cœur de la guerre

Plusieurs journalistes – dont Evan Hill, du Washington Post, ou Christopher Miller, du New York Times – ont également fait remarquer qu'un tronçon de chaussée était absent la veille de l'inondation, alors qu'il était encore en place le 28 mai. Celui-ci serait tombé le 2 juin, selon les images satellite publiées par la BBC (en anglais). La preuve d'un délitement progressif du barrage ? Cet argument ne convainc pas le spécialiste Bernard Tardieu, qui juge de tels dégâts insuffisants pour menacer la structure du barrage. "Faire sauter une partie du pont ou de la chaussée n'a aucune conséquence sur la retenue, commente l'ingénieur. Cela empêche simplement de la franchir." A moins, peut-être, que les explosions successives aient fini par endommager les vannes de la retenue.

Des images du barrage de Kakhovka prises par l'entreprise Maxar, les 28 mai et 5 juin 2023. Certains observateurs font remarquer qu'un bout de chaussée est manquant dans la seconde image. Mais cela n'engage pas de dommages structurels. (MAXAR TECHNOLOGIES / AFP)

Certains observateurs s'intéressent également au niveau du réservoir du barrage de Kakhovka, à partir des données du pôle Theia, projet de dix institutions publiques françaises. Ce niveau a subitement diminué à partir de la fin décembre 2022, avant de remonter rapidement, à partir de la mi-février, et d'atteindre un niveau inédit (17,55 mètres). De tels écarts ne sont pas surprenants, selon Bernard Tardieu, car il s'agit d'"une retenue peu élevée, d'une trentaine de mètres, avec de grandes vannes, qui font probablement plus de 15 mètres de haut". En conséquence, le niveau du réservoir "évolue très rapidement quand des manœuvres sont réalisées", ce qui explique l'important marnage (la différence entre le pic et le bas).

Le niveau du réservoir de Kakhovka (Ukraine) a commencé à diminuer en décembre 2022, avant de remonter très fortement à la mi-février 2023. (THEIA / CNES)

Personne ne connaît les intentions de l'occupant russe quand il a ouvert et fermé les vannes. La poussée de l'eau sur un barrage ne dépend pas du volume d'eau stocké, certes, mais augmente avec le carré de la hauteur d'eau. Mais un différentiel d'un mètre avec la normale (16,50 m jusqu'en octobre 2022) a-t-il suffi à porter l'estocade ? Cet écart est jugé insuffisant pour entraîner la rupture de l'ouvrage, selon l'analyse de Bernard Tardieu. 

La communauté internationale reste prudente

Pour ajouter encore à la confusion, une vidéo est apparue mercredi, dans laquelle on distingue une petite explosion au-dessus du barrage déjà éventré. Aucune certitude, là non plus, mais les autorités ukrainiennes accusaient déjà depuis des mois la Russie d'avoir miné le barrage. Le Comité international de la Croix-Rouge et l'ONG Care, par ailleurs, ont mis en garde les populations de la région contre une dispersion de ces engins explosifs, qui truffent le secteur et sont charriés vers l'aval du fleuve.

En attendant d'y voir plus clair, les ambassades occidentales continuent d'adopter une certaine prudence dans leurs déclarations, au grand dam des autorités ukrainiennes. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a suggéré mercredi aux présidents ukrainien et russe la création d'une commission d'enquête internationale. Moscou en aura-t-il le souhait ? Sept jours avant l'effondrement du barrage, le Premier ministre Mikhaïl Michoustine avait signé un décret (en russe) consacré aux installations hydrauliques des territoires annexés. L'article 10 prévoit qu'avant 2028, aucune "enquête technique" ne pourra être menée "sur les accidents survenus à la suite d'hostilités, de sabotages et d'actes terroristes".

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