Guerre en Ukraine : le bras de fer entre Wagner et l'armée russe se poursuit autour d'une histoire de contrat
Il reste dix jours à Wagner pour répondre à l'appel de l'armée russe. D'ici au samedi 1er juillet, les formations de volontaires engagés dans la guerre en Ukraine devront avoir signé un contrat avec le ministère de la Défense. Datée du 10 juin, cette ordonnance du ministre Sergueï Choïgou doit offrir une protection juridique (soutien médical, prestations sociales…) aux combattants et à leurs familles. Quitte à remettre en cause la farouche indépendance du groupe paramilitaire Wagner, doté de son propre commandement et de ses propres règles.
Avec ces contrats, les forces russes espèrent surtout gagner en efficacité sur le terrain, en mettant leurs affaires en ordre. Car les statuts de ceux qui combattent sous la bannière de Moscou sont variés : aux côtés de l'armée, "de nombreuses unités, détachements de volontaires et autres formations" participent aux combats, a énuméré Alexeï Kim, chef adjoint de l'état-major russe. Le texte accorde en outre aux combattants le droit de signer indifféremment des contrats au sein de détachements de volontaires ou de l'armée, a précisé le vice-ministre Nikolai Pankov. Une quarantaine de bataillons sont concernés au total, la plupart créés au niveau régional, dans le cadre d'initiatives individuelles lancées par des gouverneurs.
Les bataillons de volontaires ciblés
Le bataillon tchétchène Akhmat a été le premier à parapher cet accord et à le faire savoir dans une vidéo largement relayée par les autorités. Ces forces spéciales, souvent décrites comme la milice privée de Ramzan Kadyrov, font désormais "officiellement partie du ministère de la Défense", a salué le dictateur tchétchène. Le 13 juin, trois brigades et quatre détachements distincts de volontaires ont signé à leur tour, puis dix autres le lendemain. Dans un message relayé par le gouvernement, un représentant d'une brigade baptisée Terek prévoyait un "accueil enthousiaste" au sein des rangs.
La guerre a permis l'apparition ou la montée en puissance de nombreuses autres structures à but lucratif (Convoy, Redut, sociétés liées à Gazprom…). Pour autant, ces sociétés militaires privées (SMP) restent interdites sur le papier, et les autorités russes n'ont toujours pas tranché leur sort. Certains observateurs estiment que le cadre juridique concocté par le ministère de la Défense doit permettre de légaliser les SMP, quand d'autres jugent qu'il est une manière de les mettre sous tutelle. Lors d'une rencontre organisée avec des blogueurs militaires, Vladimir Poutine s'est contenté d'évoquer la situation des "volontaires", sans davantage de précisions.
Evguéni Prigojine, en tout cas, affirme que Wagner est concerné par ces contrats, l'armée lui ayant transmis un document pour réclamer, avant le 15 juin, des informations sur ses effectifs, son armement et ses pertes. L'intéressé s'en est agacé, en fustigeant directement le ministre et le haut commandement. "Wagner ne signera pas de contrat avec l'armée, a-t-il réagi. La plupart des unités militaires [régulières] n'ont pas notre efficacité, parce que [Sergueï] Choïgou est incapable de les gérer correctement".
Le dirigeant de Wagner redoute également une prise de pouvoir de l'armée sur son groupe s'il venait à signer le contrat. Ces craintes sont-elles fondées ? "On voit bien que la chaîne de commandement n'est déjà pas évidente au sein même du ministère de la Défense, qui connaît énormément de problèmes dans l'organisation militaire", commente la chercheuse Anne Le Huérou, spécialiste de la Russie. D'après elle, le principal risque pour Wagner serait d'être sevré de munitions, voire dépossédé de certains équipements qui seraient ensuite redistribués à d'autres formations moins bien loties.
Prigojine fustige (encore) l'état-major
Evguéni Prigojine réclame "une solution de compromis" offrant des garanties sociales à ses combattants, sans pour autant acter leur dépendance à l'égard d'un ministère "privatisé par un groupe d'individus". L'affaire du contrat illustre, en tout cas, les relations exécrables entre cette milice et l'armée. Voilà déjà des mois que le fondateur de Wagner multiplie les attaques contre le ministre Sergueï Choïgou et l'état-major russe, accusés de tous les maux et de lui avoir refusé des munitions. La prise de Bakhmout avait été l'occasion d'un duel à distance avec l'armée, chacun essayant d'exploiter le bénéfice politique de cette victoire.
Le bras de fer s'éternise. Avec un goût certain pour la provocation, Evguéni Prigojine s'est rendu au ministère de la Défense pour déposer sa propre version du contrat. Le document a été refusé au guichet, mais transmis par "d'autres canaux", assure-t-il. Le fondateur de Wagner laisse au ministère le soin d'en dévoiler le contenu, mais la troisième page, visible dans la vidéo, annonce la couleur. Elle stipule que les employés de Wagner agissent selon les règles du groupe, et que ses commandants "participent à l'élaboration" des opérations, lors d'actions conjointes avec l'armée. Ils disposent, à ce titre, d'un "droit de veto".
A force de provocations, toutefois, le vent pourrait tourner. Le groupe paramilitaire avait su se rendre indispensable à Bakhmout, au prix de pertes inouïes, mais le chapitre est désormais clos. L'armée russe, par ailleurs, n'a guère apprécié que des hommes de Wagner placent en détention l'un de ses officiers, début juin.
Le sort des détenus recrutés pour combattre en question
Moscou a déjà repris la main sur l'un des viviers de recrutement du groupe paramilitaire : les prisons. Depuis le 1er février, le ministère de la Défense a recruté 15 000 détenus, selon l'ONG Russia Behind Bars. Une proposition de loi présentée à la Douma doit par ailleurs combler un flou juridique, en accordant une dispense de peine à certains condamnés qui ont rejoint la ligne de front. Jusqu'ici, Evguéni Prigojine attirait des prisonniers avec des promesses de liberté. Il déclarait ainsi, lundi, que 32 000 anciens prisonniers avaient déjà pu rentrer librement en Russie après la fin de leur contrat chez Wagner.
"Les autorités essaient depuis des mois de reprendre la main sur les événements et de donner l'impression qu'elles maîtrisent la situation, explique à franceinfo la chercheuse Anne Le Huérou. Mais recruter en prison ou permettre des remises de peine n'est pas forcément un aveu de grande force. C'est un aveu de réticence pour déclencher une mobilisation plus importante, eu égard aux difficultés connues lors des vagues passées."
Le ministère britannique de la Défense considère l'ultimatum du 1er juillet comme une "étape-clé de la querelle" entre Evguéni Prigojine et l'armée russe. Si le leader de la société privée refusait jusqu'au bout de parapher le document, l'autorité de l'état-major serait sérieusement écornée. Une signature, à l'inverse, aurait deux conséquences juridiques immédiates, souligne le Lieber Institute, un centre militaire américain. Les actions commises par le groupe en violation du droit international, désormais, seraient imputables à l'Etat russe. Et les futurs captifs, ensuite, auraient droit au statut de prisonnier de guerre.
Ces annonces interviennent alors que Wagner affirme avoir opéré, le 5 juin, un retrait temporaire d'Ukraine pour trois mois, le temps de reprendre des forces. Mais "si Choïgou continue à nous priver d'oxygène, nous resterons sur les camps d'entraînement, ou nous retournerons même en Afrique, en attendant qu'ils nous rappellent", a commenté un commandant anonyme, contacté par Novaïa Gazeta Europe. "A en juger par la façon dont les choses évoluent au front, cela arrivera très bientôt."
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