Guerre en Ukraine : le groupe Wagner s'acharne à prendre Bakhmout, en dépit de toute logique militaire
Voilà quatre mois que la ville ukrainienne est convoitée par le groupe paramilitaire russe. Sa prise ne changerait rien à la situation opérationnelle dans la région, mais Evgueni Prigojine espère en tirer un bénéfice politique.
Jusqu'ici, l'armée ukrainienne résiste à Bakhmout. Mais l'artillerie russe pilonne sans relâche cette ville située au nord de Donetsk, vidée de la majeure partie de ses 70 000 habitants. Les défenseurs ukrainiens répondent par des bombardements dans l'espoir de tenir l'ennemi à distance. Environ "60% des infrastructures de la ville sont détruites ou endommagées", selon le gouverneur régional, Pavlo Kirilenko.
Sur place, il n'y a plus d'électricité, de chauffage et d'eau courante. Le dernier supermarché a fermé en octobre et seules quelques épiceries proposent encore des produits de première nécessité. Selon différentes sources, il ne resterait plus que 10 000 à 15 000 civils dans la ville, qui dépendent désormais des distributions alimentaires, alors que tombent les premières neiges. La Croix-Rouge a livré 584 poêles à bois, sur un total de 3 000 prévus. Des journalistes de l'agence AP ont aperçu des habitants cuisiner au bois dans la rue, et puiser de l'eau dans des puits.
La ville est cadenassée, coupée en deux par la ligne de front. Les soldats ukrainiens sont positionnés dans la moitié nord-ouest. La ligne de démarcation, elle, est matérialisée par des croisillons de fer et des blocs de béton, dans le centre. C'est ensuite la "zone grise", un secteur où les combats sont quotidiens, et où des incursions d'infanterie tentent parfois de percer la ligne de défense.
"La lutte est positionnelle et linéaire, résume Vincent Tourret, chargé de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique. Elle est marquée par un combat d'artillerie avec des offensives timides dans leur articulation et une très mauvaise gestion des appuis aériens avec l'infanterie". Dans ce secteur, ce sont les mercenaires du groupe Wagner qui sont à la manœuvre. Le groupe paramilitaire dirigé par Evgueni Prigojine a recruté à tour de bras dans les prisons, en faisant miroiter des amnisties et des paies élevées.
Des détenus comme "chair à canon"
Ces anciens détenus sont chargés de déclencher les tirs ukrainiens afin de déterminer leurs positions et de préparer de futures frappes d'artillerie. Cette "reconnaissance par le feu" vient pallier un "manque structurel de capteurs, par exemple de mini-drones ou d'avions de reconnaissance", explique Vincent Tourret. A la nuit tombée, de petits groupes s'activent, par vagues successives. "Les détenus des prisons russes sont utilisés comme de la chair à canon", résume Dimitri Minic, chercheur à l'Institut français des relations internationales. Ces recrues "seraient parfois envoyées par centaines, plusieurs fois par nuit". En conséquence, leur espérance de vie ne dépasse pas deux mois, expliquait un soldat ukranien à France 2, début novembre. "S'ils refusent d'avancer, ils sont exécutés" témoignait un autre.
Mi-octobre, Volodymyr Zelensky affirmait que 2 000 détenus avaient ainsi été recrutés pour combattre à Bakhmout. Impossible, toutefois, de vérifier ces chiffres de manière indépendante.
"Jour après jour, pendant des mois, ils y ont conduit des gens vers la mort, concentrant là-bas la puissance des frappes d'artillerie."
Volodymyr Zelensky, président ukrainien
La stratégie wagnérienne qui consiste à sacrifier des fantassins pour identifier des cibles "vire à la partie de yoyo incessante", reprend Vincent Tourret. "Les défenseurs ukrainiens, en effet, n'attendent pas les frappes de l'ennemi et restent mobiles." Les mercenaires de Wagner les plus chevronnés, eux, n'entrent en action que dans un second temps, pour des opérations menées avec davantage de méthode. Serhii Cherevaty, porte-parole des forces ukrainiennes à l'est, a déclaré que Bakhmout était "l'un des points les plus chauds" de la région – là où "l'ennemi était le plus agressif".
Mais l'intérêt de l'opération pose question. Si le groupe paramilitaire continue de renouveler son potentiel offensif, "le contexte tactique est totalement décorrélé de l'évolution de la guerre en Ukraine", observe Vincent Tourret. La ville, certes, est située sur l'autoroute M03 et demeure un nœud de communication. Mais la perte d'Izioum, ancienne tête de pont de l'armée russe dans la région, a sans doute mis fin aux espoirs russes d'encercler la poche de l'oblast où se trouvent Kramatorsk et Sloviansk, deux bastions ukrainiens.
Pour "la gloire" du patron de Wagner
L'acharnement de Wagner semble vain. "Sa prise serait simplement un trou d'épingle dans le dispositif ukrainien", explique le chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique. Les forces ukrainiennes conserveraient leur capacité à se redéployer et refaire un front. Pour poursuivre une offensive, par ailleurs, les forces russes devraient disposer "d'éléments mécanisés ou blindés en nombre suffisant, bien coordonnés entre eux et correctement appuyés par l'aviation et une logistique conséquente". Ce qui n'est pas le cas.
Le seul intérêt militaire, à ce stade, "serait de fixer quelques ressources ukrainiennes dans la défense de la ville." Mais l'attaque, qui dure depuis des mois, n'a pas empêché les Ukrainiens de lancer deux contre-offensives massives, dans les régions de Kharkiv et de Kherson. L'explication, sans doute, est davantage symbolique. Après ses récentes débâcles, le Kremlin doit rassurer son opinion avec une victoire.
Evgueni Prigojine l'a très bien compris. "En obtenant un succès militaire à Bakhmout, le dirigeant de Wagner souhaite se présenter comme le fer de lance de l'armée russe", explique Dimitri Minic. Une victoire "lui permettrait de renforcer le crédit que Vladimir Poutine lui accorde et de se placer plus avantageusement dans la captation et la répartition des ressources étatiques". L'assaut donné sur Bakhmout obéit donc à sa logique propre, dans le cadre autonome du groupe paramilitaire, afin de tenter de répondre publiquement au revers de Kherson.
"Ce qui est inédit, c'est que Wagner s'acharne à prendre une ville contre toute logique militaire, pour la gloire de son chef."
Dimitri Minic, chercheur à l'Institut français des relations internationalesà franceinfo
A ce stade, nul ne sait si les forces ukrainiennes locales, déjà éreintées par quatre mois de combat, pourront tenir dans la durée. Celles-ci sont désormais sur la défensive, a d'ailleurs reconnu un officier des forces séparatistes de Louhansk, Andrei Marochko. Le sol "est jonché de cadavres de l'ennemi", précise de son côté un officier du bataillon ukrainien Svoboda, Andreï Ilyenko. "Il n'est pas impossible que les wagnériens prennent Bakhmout, même si ce serait une victoire à la Pyrrhus", commente Dimitri Minic, tant les pertes humaines et matérielles sont importantes.
"Cette ville du front, qui se fait détruire à petit feu, ne revêt pour l'instant du moins, qu'une simple dimension tactique", souligne Vincent Tourret, par opposition à la bataille de Kherson, de dimension stratégique. "Sa prise a permis de desserrer l'étau sur les zones côtières, de récupérer des territoires économiques relativement préservés et d'infliger une défaite terrible à la Russie." Tous les regards, désormais, semblent tournés vers l'oblast de Zaporijjia, dans l'attente d'une hypothétique offensive ukrainienne en direction de Melitopol. Les civils de Bakhmout, dans leur coin du Donbass, vont continuer de frôler les murs sous un ciel de métal.
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