Guerre en Ukraine : pourquoi Kiev et ses alliés considèrent que la destruction partielle du barrage de Kakhovka peut constituer un crime de guerre
"Encore un crime de guerre commis par les terroristes russes." Voilà comment a réagi Andriï Iermak, chef de cabinet de la présidence ukrainienne, après la destruction partielle du barrage de Kakhovka, près de Kherson (Ukraine), dans la nuit du lundi 5 au mardi 6 juin. Si Kiev accuse Moscou d'avoir "fait sauter" le barrage, le Kremlin a au contraire dénoncé mardi un acte de "sabotage délibéré" des forces ukrainiennes, rejetant "fermement" les accusations portées par l'Ukraine.
Les inondations qui ont suivi ont provoqué d'importantes évacuations. D'après le chef de l'administration militaire locale, Oleksandre Prokoudine, "environ 16 000 personnes se trouvent en zone critique" dans les localités contrôlées par l'Ukraine. Sur la rive occupée par les forces russes, le chef du gouvernement d'occupation, Andreï Alekseïenko, a fait état de 14 localités et de "plus de 22 000 personnes" menacées par la montée des eaux.
"La destruction d'une infrastructure civile est clairement un crime de guerre et nous demanderons des comptes à la Russie et à ses affiliés", a déclaré le président du Conseil européen, Charles Michel. De son côté, le chef de la diplomatie britannique, James Cleverly, a évoqué "un acte odieux", soulignant que "l'attaque intentionnelle d'infrastructures exclusivement civiles est un crime de guerre". Sur Telegram, le bureau du procureur général d'Ukraine, Andriy Kostin, a déclaré mardi matin qu'une enquête préliminaire avait été ouverte sur l'attaque "sous la direction procédurale du parquet régional de Kherson", "sur les faits d'écocide et de violation des lois et coutumes de la guerre".
"Des dommages aux biens de caractère civil"
L'article 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (PDF), qui définit les différentes formes de crimes de guerre, dispose que "le fait de diriger intentionnellement des attaques (...) contre des civils qui ne participent pas directement aux hostilités" ou "contre des biens de caractère civil (...) qui ne sont pas des objectifs militaires" constitue un crime de guerre. Mener une attaque "en sachant qu'elle causera incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil" est également un crime de guerre, tel que défini par le Statut de Rome.
Cette définition inclut aussi "des dommages étendus, durables et graves à l'environnement naturel qui seraient manifestement excessifs par rapport à l'ensemble de l'avantage militaire concret et direct attendu". Pour Anastasiya Donets, juriste au sein de l'ONG Partenariat international pour les droits humains, les dommages à l'environnement causés par la destruction du barrage seront plutôt prouvés au long cours. Néanmoins, au moins 150 tonnes d'huile de moteur ont déjà été déversées dans le fleuve Dnipro, selon la présidence ukrainienne. "Les inondations vont également causer de graves problèmes en matière d'eau douce", souligne la juriste.
Si les preuves sont réunies, la destruction partielle du barrage pourrait ainsi constituer un crime de guerre, poursuit Mathilde Philip-Gay, professeure de droit à l'université Jean-Moulin à Lyon et spécialiste de la justice pénale internationale. S'il était avéré que l'installation a été volontairement ciblée, l'événement s'inscrirait dans ces crimes "qui vont causer un grand nombre de victimes inutiles" et "qui vont provoquer des dommages sur l'environnement", résume-t-elle. La chercheuse et Anastasiya Donets ajoutent que cela pourrait potentiellement constituer un écocide.
Les barrages protégés par les Conventions de Genève
Les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels, des textes essentiels en droit international humanitaire, donnent des éléments de compréhension supplémentaires. Comme l'explique Anastasiya Donets, "les barrages sont hautement protégés par le droit international humanitaire". L'article 56 du protocole additionnel I aux Conventions, datant de 1977, dispose ainsi que les "installations contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales nucléaires de production d'énergie électrique, ne seront pas l'objet d'attaques, même s'ils constituent des objectifs militaires, lorsque de telles attaques peuvent provoquer la libération de ces forces et, en conséquence, causer des pertes sévères dans la population civile".
Le document ajoute que la protection spéciale contre les attaques évoquées ci-dessus "ne peut cesser, pour les barrages ou les digues, que s'ils sont utilisés à des fins autres que leur fonction normale et pour l'appui régulier, important et direct d'opérations militaires, et si de telles attaques sont le seul moyen pratique de faire cesser cet appui". Pour Mathilde Philip-Gay, le barrage de Kakhovka se trouvant sur le Dnipro – donc sur une ligne de front –, "la question qui se pose est celle de l'intérêt stratégique de détruire ce barrage ou non". "On peut défendre que cela rentre bien dans la définition du crime de guerre : il me semble que les pertes en termes d'environnement et de pertes civiles sont supérieures à un intérêt stratégique", poursuit la spécialiste.
Et si le barrage s'était effondré du fait d'incidents et de dégâts antérieurs, et non du fait d'une attaque directe dans la nuit de lundi à mardi ? Des images par satellite du réseau Maxar montrent en effet qu'une route a été détruite entre le 28 mai et le 5 juin. Dans tous les cas, "les parties en guerre sont obligées de prendre soin de l'environnement", du barrage et de ses environs, précise l'avocat Wayne Jordash, de Global Rights Compliance, une organisation documentant les crimes de guerre en Ukraine. "Si vous ne prenez pas soin [des infrastructures, de l'environnement] et que des dommages étendus et à long terme ont lieu, cela pourra représenter un crime de guerre." L'article 55 du protocole additionnel I dispose en effet que "la guerre sera conduite en veillant à protéger l'environnement naturel contre des dommages étendus, durables et graves".
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