Guerre en Ukraine : pourquoi l'Europe n'arrive-t-elle pas à produire assez de munitions pour Kiev ?
"Sur un million d'obus que l'Union européenne nous a promis, ce n'est pas 50% mais malheureusement 30% qui ont été livrés", a lâché le président ukrainien Volodymyr Zelensky lundi 26 février. Alors que la guerre en Ukraine est entrée dans sa troisième année, Kiev alerte à nouveau ses alliés européens sur les retards à répétition des livraisons de munitions promises. Les Vingt-Sept s'étaient engagés au printemps 2023 à fournir un million de munitions (principalement des obus de 152 et 155 millimètres) avant la fin du mois de mars. Cette promesse, qui avait suscité de grands espoirs au moment de son annonce, apparaît aujourd'hui impossible à tenir, selon l'aveu même du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell. Fin janvier, le diplomate a admis que seulement 52% des munitions seraient délivrées à Kiev.
Cette situation contraint l'artillerie ukrainienne à rationner ses tirs, a signalé la Maison Blanche mi-février, tandis que de l'autre côté de la ligne de front Moscou soumet ses adversaires à un vrai déluge de feu. Selon les estimations du ministère de la Défense estonien, les Russes ont tiré jusqu'à 60 000 obus par jour lors de la première phase de la guerre, au printemps 2022. Ce taux de consommation a diminué, pour atteindre au second semestre de l'année 2023 entre 10 000 et 15 000 obus par jour, un chiffre bien supérieur aux 5 à 8 000 obus utilisés côté ukrainien. Dans cette guerre de haute intensité, l'armée russe peut compter sur son industrie, qui a démultiplié ses moyens de production. Selon les services de renseignement ukrainiens cités par le Kyiv Post, la Russie a sorti de ses usines près de deux millions d'obus au cours de l'année 2023, alors que les industries européennes peinent à suivre le rythme.
L'industrie européenne pas armée pour une guerre
Dans cette compétition industrielle entre les Vingt-Sept et la Russie, Moscou fait la course en tête. L'Union européenne dispose d'un nombre limité d'entreprises d'armement, qui ne sont pas configurées pour approvisionner une armée engagée dans un conflit de haute intensité. "Pendant trente ans, les pays européens ont acheté moins de 20 000 obus par an", affirme Léo Péria-Peigné, spécialiste des questions d'armement à l'Institut français des relations internationales (Ifri). "Avant le début du conflit, la France produisait, par an, 20 000 obus de 155 mm", précise Cédric Perrin, sénateur LR du Territoire de Belfort et président de la commission des affaires étrangères, de défense et des forces armées au Sénat. Cette production annuelle répondrait aux besoins de l'armée ukrainienne pour une durée de quatre jours de combats seulement.
Les capacités industrielles européennes "ont été réduites, à la fin des années 1990, aux besoins réels des armées (...) souvent impliquées dans des conflits asymétriques à l'étranger" caractérisés par un faible taux de consommation de munitions, souligne Gesine Weber, chercheuse au centre de réflexion German Marshall Fund of the United States (GMF) à Paris. "L'industrie a été adaptée à un scénario dans lequel les besoins étaient très éloignés de ce qui est nécessaire dans une guerre de haute intensité", poursuit-elle. En conséquence, les industries européennes "ont été assimilées à des installations artisanales fabriquant un petit nombre de produits", selon l'Institut international d'études stratégiques (IIES).
Les chaînes d'approvisionnement mises à rude épreuve
Réveiller et transformer un appareil productif réduit comme une peau de chagrin demande du temps, selon Gesine Weber. "L'industrie européenne n'est pas prête à fournir une telle masse de munitions ou des armes lourdes en si peu de temps", note-t-elle. Certaines entreprises parviennent à augmenter la cadence, comme le groupe allemand Rheinmetall, le plus important fabricant européen en termes de munitions d'artillerie et de chars, qui a annoncé début février la construction d'une nouvelle usine sur son site d'Unterlüss en Basse-Saxe. L'entreprise ambitionne de multiplier par dix sa production pour atteindre le seuil des 700 000 obus fabriqués. En France, à Bourges (Cher), l'usine Nexter, filiale du groupe franco-allemand KNDS, qui fabrique les canons Caesar pour le front ukrainien, a recruté et accéléré son rythme de production, passant de neuf à six mois pour usiner un tube.
Cette transition représente un chantier titanesque, en termes "de machines, de personnels qualifiés" mais aussi de quantités de matières premières. Certains matériaux essentiels, trouvés en abondance avant le conflit, deviennent rares. La multiplication des demandes des industriels a rapidement créé un "un goulot d'étranglement", explique Léo Péria-Peigné. Les chaînes d'approvisionnement ne sont pas dimensionnées pour répondre à une telle demande. "C'est notamment le cas pour la poudre, les acides, les explosifs ou la potasse", énonce le président de la commission des affaires étrangères, de défense et des forces armées au Sénat. Explosia, le principal fournisseur européen d'explosifs, tourne à plein régime depuis le début de l'invasion russe. Toutefois, la société tchèque ne prévoit pas d'accroître sa production avant 2026, précise le quotidien américain The Financial Times. Ces pénuries limitent les fabricants d'armes européens et allongent les délais de production. "Les usines ne tournent pas à leur plein potentiel", explique le spécialiste de l'Ifri. Certains groupes "pourraient fonctionner à 100%, mais [sans matières premières] ils ne seraient pas en mesure d'alimenter la production".
Des industriels en attente de commandes fermes
Malgré ces obstacles, l'Europe est parvenue à augmenter son rythme de production de 20 à 30% en moins d'un an, selon Thierry Breton, commissaire européen chargé du marché intérieur. Une performance encourageante, mais insuffisante. "Les livraisons de munitions occidentales" à Kiev ne suffiront pas en 2024 "à suivre le rythme des approvisionnements (...) pour les forces armées russes", soulignent les analystes du ministère de la Défense estonien. Les industriels européens seraient également réticents à ouvrir de nouvelles lignes de production sans garanties de long terme ou de visibilité sur les contrats. "Avant de produire et de livrer, il faut des commandes", explique le sénateur Cédric Perrin.
Interrogé au Sénat le 8 novembre 2023 sur ce sujet, le délégué général pour l'armement, Emmanuel Chiva, regrettait le manque d'initiatives de certains industriels français qui "ont pris l'habitude de ne pas bouger tant qu'un contrat ne leur est pas attribué". "Lorsque Nexter ou MBDA me disent qu'ils ne sont pas certains de vendre leurs missiles, je leur réponds que malheureusement la réalité est qu'il y a des opportunités. (...) Il est possible de lancer des investissements", affirme le haut fonctionnaire français. La hausse des crédits alloués aux munitions dans le cadre de la loi de programmation militaire (LPM) serait un gage de visibilité pour les fabricants. "Avec 16 milliards de munitions annoncées en LPM, je pense que les industriels peuvent faire des stocks", estime le patron de la DGA.
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