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Guerre en Ukraine : quelles stratégies Vladimir Poutine a-t-il déployées pour que la Russie résiste sur le terrain économique ?

Article rédigé par Luc Chagnon, franceinfo
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Le président russe Vladimir Poutine, lors d'une téléconférence à la résidence d'Etat de Novo-Ogaryovo, en banlieue de Moscou, le 2 juin 2022. (MIKHAIL METZEL / POOL / SPUTNIK VIA AFP)

Depuis plus de trente ans, Moscou essaie de transformer son économie en "forteresse". Mais l'ampleur inattendue des sanctions internationales en réaction à l'invasion de l'Ukraine a forcé la Russie à mettre en place des mesures draconiennes.

"Nous allons provoquer l'effondrement de l'économie russe." Le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, se montrait confiant, en mars, sur franceinfo, lorsqu'il défendait la deuxième vague de sanctions européennes contre la Russie en réponse à l'invasion de l'Ukraine. Mais l'économie russe ne s'est pas écroulée, et s'est même redressée dans certains secteurs. Une résilience qui n'est pas due au hasard.

"Avant la guerre, la Russie a essayé de bâtir une forteresse économique", résume auprès de franceinfo Sergei Guriev, économiste à Sciences Po. Néanmoins, la solidité de ses murailles est aujourd'hui mise à l'épreuve par des attaques d'une intensité inédite, qui la forcent à trouver de nouvelles parades. Comment le pays s'est-il préparé à la crise ? Et comment s'y adapte-t-il ?

Un isolement économique incomplet

Moscou essaie depuis longtemps de rendre son économie plus indépendante. "La Russie a mis en place une politique dite de 'substitution aux importations' à partir de 2014-2015", explique à franceinfo Caroline Dufy, maîtresse de conférence à Sciences Po Bordeaux et autrice du livre Le Retour de la puissance céréalière russe (éd. Peter Lang, 2021).

"L'idée était de favoriser le remplacement des importations par la production nationale, dans de nombreux domaines."

Caroline Dufy, maîtresse de conférences à Sciences Po Bordeaux

à franceinfo

Cette politique a connu certains succès, notamment dans l'agriculture. En 2014, la Russie importait jusqu'à un tiers de sa nourriture, mais l'embargo sur certains produits alimentaires européens, qu'elle a imposé après son invasion de la Crimée la même année, lui a permis de devenir autosuffisante en blé et en viande, selon David Teurtrie, chercheur associé au Centre de recherches Europes-Eurasie de l'Inalco, sur France Culture.

Moscou a également encouragé la création de champions technologiques nationaux, comme le moteur de recherche Yandex, et l'autonomisation du secteur financier. "Elle a développé son propre système de paiement, Mir, et son propre système de messagerie interbancaire, explique à franceinfo David Teurtrie. Ces technologies ont permis aux banques russes de continuer à échanger entre elles de manière fluide, malgré leur exclusion progressive [par vagues, au fur et à mesure, depuis le 1er mars] de Swift", la messagerie utilisée par des banques du monde entier pour se transmettre des informations liées aux virements bancaires.

Mais face à l'ampleur des sanctions occidentales, cette politique trouve assez vite ses limites. Seule une cinquantaine de banques étrangères utilisent le "Swift russe", rappelle Reuters*, et celles qui acceptent les cartes bancaires Mir se trouvent principalement dans de petits pays selon le site officiel de l'entreprise (en russe). Surtout, la "substitution aux importations" n'a pas réussi à rendre Moscou indépendante en technologies, et la pénurie guette. Le pays a par exemple autorisé la production de voitures sans airbags à cause du manque de composants et, pour réparer ses avions, il pourrait avoir besoin d'en démonter d'autres, selon le média russe Kommersant (en russe). Les sanctions coupent également le pays des semi-conducteurs les plus modernes (taïwanais, sud-coréens ou américains) qui entrent dans la composition de toutes les technologies de pointe, des smartphones aux appareils médicaux en passant par l'armement.

"La Russie est un producteur mineur de processeurs, et leur performance est très loin de celle des plus perfectionnés."

David Teurtrie, chercheur associé au Centre de recherches Europes-Eurasie

à franceinfo

En réponse, Moscou a de nouveau encouragé à relocaliser la production et a autorisé l'importation de technologies au mépris des interdictions occidentales en passant par des intermédiaires, comme le rapporte Reuters*. Mais pour David Teurtrie, "tout produit industriel un peu complexe fait toujours appel à des composants étrangers. Sur des technologies de pointe, il faudrait de nombreuses années de travail et d'importants investissements pour que la Russie développe le savoir-faire nécessaire."

Le pays pourrait aussi se tourner vers la Chine pour remplacer ces composants, mais selon Sergei Guriev, "les entreprises chinoises ne vont pas vouloir remplacer les technologies les plus perfectionnées, et surtout pas livrer des équipements militaires ou 5G, par peur de sanctions. Elles n'en seront de toute façon pas capables, car leurs semi-conducteurs sont toujours en retard par rapport aux taïwanais." 

Des excédents massifs grâce à la vente d'énergie

C'est la clé de la résistance de l'économie russe. La Russie vend beaucoup plus qu'elle n'achète et reçoit donc beaucoup plus d'argent qu'elle n'en dépense. D'un côté, les importations de Moscou se sont effondrées de près de 40% entre avril 2021 et 2022 selon des chiffres de l'association de professionnels Institute of International Finance (IIF)*, à cause des sanctions internationales, de l'incertitude et des restrictions sanitaires en Chine.

Mais de l'autre côté, les exportations russes ont explosé en valeur, souligne sur Twitter* cette association des grandes banques mondiales. Les ventes de combustibles fossiles à l'étranger ont rapporté à la Russie près d'un milliard de dollars par jour sur les deux premiers mois de la guerre en Ukraine, selon les calculs du Centre for Research on Energy and Clean Air (Crea)*, contre environ 660 millions de dollars par jour en 2021 d'après les chiffres de la Bank of Russia cités par Reuters*. Elle pourrait donc accumuler un excédent courant record de près de 250 milliards de dollars en 2022, d'après les calculs de l'IIF cités par The Economist*.

Tout cet argent ne permettra pas à Moscou d'acheter des biens occidentaux soumis aux sanctions. "Mais il peut servir à commercer avec les pays qui ne la sanctionnent pas, notamment la Chine", explique à franceinfo Richard Connolly, directeur du cabinet Eastern Advisory Group et spécialiste de la Russie.

Un grain de sable est venu se glisser dans cette machine bien huilée : l'Union européenne a adopté fin mai un embargo progressif sur le pétrole russe. Moscou pourrait en souffrir, puisque, depuis le début de la guerre en Ukraine, l'UE représente 71% des exportations russes de combustibles fossiles, toujours selon le Crea. Mais la Russie a déjà commencé à chercher d'autres acheteurs pour ses hydrocarbures. "La part vendue en Asie augmente depuis plus de dix ans", souligne David Teurtrie. Le continent est justement devenu le plus gros acheteur de pétrole russe pour la première fois en avril, signale Bloomberg*, surtout grâce à la Chine et l'Inde. Les deux géants profitent du rabais offert par la Russie par rapport aux autres producteurs.

"Moscou doit proposer d'importantes réductions à ses clients, vu qu'ils prennent des risques en commerçant avec elle."

David Teurtrie, chercheur associé au Centre de recherches Europes-Eurasie

à franceinfo

La Russie pourrait tout de même avoir du mal à transférer toutes ses ventes d'or noir vers l'Asie, car ses oléoducs sont principalement orientés vers l'Europe. Mais puisque le pétrole peut être transporté par tankers relativement facilement, contrairement au gaz, l'impact de l'embargo européen devrait être limité, de l'avis de Richard Connolly. "Il laisse plus de six mois aux deux camps pour trouver de nouveaux partenaires, et si le prix du pétrole continue d'augmenter, les pertes russes seront réduites", souligne le spécialiste.

Des mesures monétaires qui ont "gelé" l'économie

C'est l'une des données régulièrement mises en avant par les autorités russes pour vanter la résistance de l'économie : le rouble vaut de plus en plus cher. Il faut dire que le scénario catastrophe était proche. Au début de la guerre, la monnaie russe a perdu près de 30% de sa valeur, ce qui menaçait de faire exploser le prix des importations, l'inflation, et donc d'entraîner la chute du rouble dans une spirale infernale.

Vladimir Poutine redoutait un tel scénario. "Les élites russes ont été traumatisées par la crise financière russe de 1998, qui avait rendu le pays dépendant des institutions financières occidentales comme le FMI", explique David Teurtrie. Au fil des années, la Russie a donc accumulé des grandes quantités de monnaies étrangères, qui pourraient servir à soutenir la valeur du rouble en cas de crise. Elle a ainsi constitué l'une des plus grandes réserves mondiales, avec 630 milliards de dollars stockés à la Banque centrale russe* en février 2022.

Mais cette stratégie n'a pas fonctionné comme prévu. Près de la moitié des réserves de la Banque centrale russe étaient stockées dans des banques étrangères, et ont donc été gelées par les sanctions.

"C'était complètement inattendu. Le principal pilier de la forteresse russe s'est effondré."

Sergei Guriev, économiste à Sciences Po

à franceinfo

Le scénario catastrophe était de retour. La Russie a donc déployé les grands moyens : elle a brutalement monté les taux d'intérêt pour inciter les Russes à épargner, et les échanges de roubles avec l'étranger ont été fortement limités. "La politique monétaire a été très bien menée", pour David Teurtrie, qui souligne que la valeur du rouble a depuis atteint des records, poussée par ces mesures et l'excédent commercial massif du pays.

Mais pour Caroline Dufy, "cette 'réussite' est complètement artificielle. C'est le fruit d'un contrôle financier extrêmement rigide : les entreprises ne peuvent pas échanger librement leurs roubles." Or, une monnaie forte n'est pas très utile si elle ne peut être dépensée nulle part. "La Russie a ramené les taux d'intérêt au niveau d'avant la guerre justement parce que ces mesures menaçaient d'étouffer l'économie en rendant le crédit très cher", ajoute la chercheuse. Les contrôles ont permis à Moscou de "geler la situation", pour l'économiste allemand Janis Kluge cité par le média américain Grid*, mais le répit pourrait ne pas durer.

La hausse du salaire minimum et des retraites annoncée en mai par Vladimir Poutine* ne suffira pas à compenser l'inflation, qui pourrait atteindre 23% en 2022 selon la Bank of Russia citée par Bloomberg*. Malgré la résistance de la monnaie, les revenus réels des Russes vont baisser. Et même si les prix augmentent moins rapidement que prévu, toujours selon les estimations officielles de la Bank of Russia*, "cela cache sans doute des pénuries locales", avec des produits qui disparaissent purement et simplement à cause des sanctions, souligne Caroline Dufy. "La Russie est dans une situation difficile, résume Sergei Guriev. Pas désastreuse, mais son PIB va baisser de 10% en 2022 et même s'il récupère, il pourrait ne pas retrouver son niveau d'avant-guerre avant 2027." Le siège de la forteresse Russie ne fait que commencer.

* Tous les liens suivis d'un astérisque mènent vers des liens en anglais.

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