Opération de l'armée ukrainienne en Russie : c'est "comme si David venait de crever un œil à Goliath", explique l'ancien officier Guillaume Ancel

Article rédigé par franceinfo - propos recueillis par Thibaud Le Meneec
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Des blindés ukrainiens près de la frontière russe, dans la région de Soumy, en Ukraine, le 13 août 2024. (ROMAN PILIPEY / AFP)
Après une semaine d'opérations dans la région de Koursk, Kiev appelle Moscou à accepter "une paix juste".

Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, une armée régulière est entrée sur le territoire russe sur plusieurs dizaines de kilomètres. Mardi 6 août, des soldats ukrainiens ont franchi la frontière pour y mener une offensive. Une semaine plus tard, Kiev a affirmé avoir pris le contrôle de 1 000 km2 de territoire dans la région de Koursk, qui sert de base arrière aux forces de Moscou pour mener la guerre dans l'est de l'Ukraine. Selon des calculs réalisés par l'AFP à partir de données russes compilées par l'Institut pour l'étude de la guerre (ISW), un groupe de réflexion américain, l'Ukraine a avancé de 800 km2 dans la région. Mardi, Volodymyr Zelensky a assuré que 74 localités dans la région étaient tenues par ses troupes.

L'offensive ukrainienne en Russie est "légitime" et s'arrêtera si Moscou accepte une "paix juste" et met fin à son invasion, a déclaré mardi le ministère des Affaires étrangères ukrainien. Comment expliquer la rapide progression des soldats en une semaine ? Que vont faire Kiev et Moscou désormais ? Pour tenter de répondre à ces questions, franceinfo a interrogé Guillaume Ancel, ancien officier de l'armée française et écrivain.

Franceinfo : Pourquoi la région de Koursk a-t-elle été choisie par l'Ukraine pour y mener une offensive ?

Guillaume Ancel : Les Ukrainiens se sont servis des incursions précédentes d'organisations paramilitaires en Russie. Ils ont appris de ces raids. Par ailleurs, les responsables militaires russes de Koursk n'ont pas dû avoir suffisamment d'informations sur le coup qui se préparait pour convaincre l'état-major de réagir. Les Russes ont perçu des signes mais n'ont pas réussi à détecter la préparation des unités, qui a dû être assez longue.

Il y a donc un effet de surprise total du côté russe ?

La surprise est triple. Les Ukrainiens sont d'abord allés dans un endroit où les Russes ne les attendaient pas. Pour cela, ils ont dû tracer les défenses russes. Dans cette région de Koursk, la ligne de la défense de la frontière n'avait pas été achevée, en raison notamment de la corruption. Les Russes n'avaient pas non plus stationné d'unités expérimentées. Une deuxième chose les a surpris : ils ne s'attendaient pas à voir débarquer du matériel fourni par les Occidentaux. La réaction très elliptique des Américains et des Français montre qu'ils ont donné leur aval et que ce n'était pas du tout un coup dans le dos. 

"Les Russes ne s'attendaient pas à ce qu'arrive du matériel sophistiqué, comme des chars Leopard 2."

Guillaume Ancel, ancien officier et spécialiste des questions de défense

à franceinfo

Enfin, les Ukrainiens ont déployé pour la première fois leurs milliers de drones, qui donnaient l'impression d'être difficiles à coordonner. Ils ont beaucoup abîmé les forces russes qui ont voulu intervenir. Les Russes se sont donc fait avoir sur la préparation et la pénétration des Ukrainiens.

Qu'est-ce que cette incursion dit sur l'organisation du pouvoir militaire russe ? 

Pour l'instant, les autorités n'arrivent pas vraiment à se mettre d'accord sur qui prend le leadership pour répondre à cette offensive. Vladimir Poutine n'a pas confiance dans les militaires, il se méfie d'eux. On sent un désarroi de son côté. Il a fait avaler à toute sa société qu'il n'y aurait pas de grosses répercussions de cette "opération spéciale" pour les Russes.

Cette photo fournie par le gouvernement de la région de Koursk (Russie) montre des femmes et enfants de Ryl'sk déplacés après l'incursion ukrainienne en Russie, le 9 août 2024. (GOUVERNEMENT DE LA REGION DE KOURSK / AFP)

Pour la population, c'est vraiment un choc : c'est la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale qu'ils ont une guerre sur leur territoire. Par ailleurs, et ce n'est pas négligeable, le FSB [service de renseignement russe, chargé de la sécurité intérieure] ne sait pas contrôler les réseaux sociaux, comme les médias traditionnels. Les gens peuvent accéder à des témoignages de personnes évacuées.

Selon vous, l'armée ukrainienne peut-elle aller jusqu'à la centrale nucléaire de la région de Koursk, infrastructure sensible dans cette zone ?

En tant qu'ancien militaire, je pense qu'ils n'ont pas d'objectif précis, pas de zone à conquérir. Ils veulent embêter les Russes au maximum. La zone bouge en permanence, ils testent toutes les directions, et s'ils rencontrent des oppositions, ils s'arrêtent tout de suite. Leur but est avant tout de chercher des points faibles dans l'armée russe. Ils ne vont pas aller conquérir Moscou ! Ils cherchent à déstabiliser l'armée russe le plus longtemps possible. En ce sens, c'est d'abord une opération politique qu'ils mènent.

Les Ukrainiens ont-ils été surpris, de leur côté ?

Les Ukrainiens ne s'attendaient pas à un tel succès : ces raids fonctionnent tant qu'ils se mènent avec vitesse et coordination. Ils estimaient qu'au bout de deux ou trois jours, ils auraient dû se replier. Nous en sommes au huitième jour et ils sont toujours là. Ils sont surpris des difficultés de la Russie pour organiser la sécurisation de son propre territoire. Mais l'opération n'est pas durable dans le temps.

"Je ne serais pas étonné que d'ici quelques jours, ils commencent à se replier pour éviter de se retrouver face à un rouleau compresseur."

Guillaume Ancel

à franceinfo

La logique, pour Kiev, est de chercher de nouveaux points de fragilité russes à la frontière entre les deux pays. 

Que va faire le pouvoir ukrainien après cette incursion ?

Leur sujet, c'est de savoir si Vladimir Poutine peut être renversé par son régime, car ils le jugent dangereux. Dans l'hypothèse où il ne serait plus au pouvoir, des négociations auraient lieu immédiatement. S'il est toujours au pouvoir, les Ukrainiens vont essayer de pousser pour une négociation, en disant que c'est l'intérêt des Russes de ne pas subir d'autres raids. Leur but, c'est avant tout de dire aux Russes : "Vous avez intérêt à arrêter cette guerre". Pour Vladimir Poutine, c'est un danger de ne plus être crédible. Il a imposé un régime quasi dictatorial aux Russes, en échange de la sécurité. Or, désormais, la guerre en Ukraine peut représenter un coût pour la société russe.

De quoi dispose Vladimir Poutine pour riposter, justement ?

Vladimir Poutine a dit lundi que sa riposte allait être "impitoyable contre l'Ukraine". Mais elle est déjà censée l'être depuis deux ans ! Il ne lui reste qu'une seule arme, l'arme nucléaire. Le niveau des combats est pourtant largement en dessous du niveau stratégique qui pourrait le conduire à une telle décison. S'il déploie une arme nucléaire, il aura perdu la guerre, car cela entraînera une réaction de l'Otan. En ce moment, il n'en parle donc pas.

Est-ce un tournant dans la guerre ?

Pour moi, c'est un événement majeur dans cette guerre pour trois raisons. D'abord, les Ukrainiens ont mis par terre la contrainte de ne pas déplacer la guerre en Russie, même si l'offensive est limitée. Deuxièmement, c'est une utilisation habile des nouvelles technologies et de la manœuvre inter-armes. Enfin, alors qu'avant cette incursion, les citoyens ukrainiens en avaient marre, étaient épuisés, avec l'impression que c'était plié, là, ils ont un moral d'acier, comme si David venait de crever un œil à Goliath. C'est la première victoire ukrainienne depuis la reprise de la ville de Kherson, fin 2022.

"L'espoir a changé de camp, ça donnera un coup de boost aux Ukrainiens et aux pays qui les soutiennent."

Guillaume Ancel

à franceinfo

En revanche, c'est une très mauvaise nouvelle pour le moral de ceux qui soutenaient la Russie, et Vladimir Poutine est vraiment fragile sur le sujet. C'est une opération de déstabilisation de la puissance militaire russe, qui devrait se compléter avec d'autres opérations. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la guerre.

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