Ukraine, deux ans de guerre : les familles de soldats ukrainiens morts au front se battent pour un cimetière national
Dans le cimetière de Lisovo à l’ouest de Kiev, les tombes des soldats tués depuis deux ans au combat contre les forces russes sont difficiles à rater. Elles sont ornées de gigantesques bouquets de fleurs, le plus souvent jaune et bleu. Les mêmes couleurs qui ornent le drapeau ukrainien planté sur chaque tombe. Une croix orthodoxe complète le plus souvent les sépultures, creusées à même le sable en attendant une éventuelle stèle. En Ukraine, le cimetière national promis par les autorités n'a toujours pas été construit, au grand dam des familles de soldats tombés lors de la guerre contre la Russie.
L’État a promis de payer pour des tombes en marbre mais près d’un an après sa mort, celle d’André est toujours provisoire. Un modeste rectangle de sable retenu par quatre planches que son père vient régulièrement vérifier, la pelle dans une main, la perceuse dans l’autre. Quand on lui demande son nom, l’homme âgé de 57 ans qui a combattu avec son fils dans le Donbass lâche son surnom militaire : "Batia".
"Nous allons battre ces Russes"
Le fils de Batia avait 35 ans. Il laisse un enfant de 10 ans qui vit maintenant chez ses grands-parents. "Finalement, je crois que j'aurais préféré mourir à sa place à la guerre", lâche l’ancien soldat. "Nous étions ensemble sur le front. Et là, les gars m'ont appelé, les éclaireurs, et ils m'ont dit qu'avec mon fils, ils avaient été pris dans un bombardement. Et j'ai tout de suite compris qu'il y avait un problème". Batia a tout d’un coup les yeux qui s’embrument. "Nous, avec sa mère, on vient tous les jours pour venir voir notre enfant. Notre fils unique".
"Tous les jours, à la maison, nous attendons qu'il rentre du travail. Mais il n'y a rien, il ne revient pas."
Batia, père d'un soldat mort au combatà franceinfo
Quand on lui demande comment il voit l’avenir alors que la guerre entre dans sa troisième année, le quinquagénaire respire longuement et sa voix se fait plus assurée : "Notre avenir, désormais ? Tout ira bien. Nous allons battre ces Russes qui ont vendu leur âme contre un kilo de pelmenis [raviolis russes]. Les Ukrainiens, eux, ne se rendent pas. On n'abandonne pas notre terre." Cette terre qui accueille désormais son fils, comme des dizaines de milliers d’autres, deux ans après le début de la guerre.
L'exemple du cimetière américain d'Arlington
Selon les estimations de différentes sources militaires, le conflit aurait fait environ 70 000 morts en Ukraine et 100 000 blessés. Côté russe, les sources notamment américaines évoquent le nombre de 120 000 tués. Mais aucun des deux belligérants ne communique officiellement sur le sujet.
Ce qui pose très concrètement la question de savoir où enterrer ces dizaines de milliers de morts. Faudrait-il, par exemple, un grand cimetière militaire à Kiev pour les réunir, à l'image de ce qui se fait aux États-Unis, à Arlington ? Ce grand cimetière militaire près de Washington est célèbre pour ses croix blanches plantées dans de larges pelouses.
C'est le souhait, en tout cas, de nombreuses familles ukrainiennes qui militent fortement pour un tel projet. Vera Litvinenko mène ce combat pour son fils, Vladislav, tué près du théâtre de Marioupol, lors de la défense la ville un mois après l’invasion russe. Vera n'a appris sa mort que deux semaines plus tard : "On m'a informé début avril qu'il était mort le 23 mars. Le 25, nous lui avions souhaité son anniversaire, mais il n'a jamais lu nos messages."
Retenu par les Russes, le corps de Vladislav a finalement été identifié par un test ADN, mais sa dépouille mettra sept mois à revenir à ses parents. Vera opte alors pour une crémation, en attendant qu'un grand cimetière militaire national voie le jour. "C'est ce que nous demandons", explique cette femme à la chevelure rousse, "un lieu de commémoration digne, sécurisé, où des délégations étrangères peuvent se réunir. Le président pourrait s’y rendre aussi, tout comme des jeunes, en visite scolaire, pour qu'ils puissent comprendre le prix de l'indépendance."
"Je veux seulement qu'on se souvienne de lui"
Mais le gouvernement ukrainien tarde et vient de perdre une année rien qu'en tentant de s'accorder sur le lieu. Le site finalement retenu se situe près du village de Vita-Pochtova au sud de Kiev, "en bordure d'autoroutes", soupire Vera. Et la construction ne débutera pas avant l'été prochain. "Est-ce que ça a encore du sens si entre-temps tant de nos héros ont déjà été enterrés dans d'autres cimetières partout dans le pays, au lieu d'être inhumés tous ensemble ? Cela veut dire que nos soldats ne sont pas si importants pour le gouvernement."
En attendant la construction de ce grand cimetière, Véra a récupéré les cendres de son fils et depuis trois mois, l'urne funéraire est chez elle, dans sa chambre, sur une petite étagère près de son lit. Son fils, qui était si pudique, lui en voudrait peut-être, sourit Vera, d'étaler ainsi son chagrin et de mener ce combat. "Mais qu'il me pardonne, dit-elle. Je veux seulement qu'on se souvienne de lui, de ses camarades, eux qui se sont battus pour sauver la patrie."
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