: Reportage "J'étais tué moralement" : en Ukraine, les soldats traumatisés par la guerre trouvent un peu de répit dans un centre de soins près de Kharkiv
Valentin se frotte le ventre. Il a "bien dormi" cette nuit, et "ça fait du bien". Il a mangé chaud également, et "ça aussi, ça change du front". Claquettes aux pieds et débardeur noir sur le dos, le soldat prend l'air sur un banc. Loin du fracas des mortiers, lui et une centaine de combattants ukrainiens sont arrivés à la fin du mois d'août dans ce centre de réhabilitation psychologique, l'un des rares en Ukraine. Caché quelque part dans la région de Kharkiv, la grande ville du nord-est du pays, sa localisation doit rester secrète, car l'armée russe n'est jamais loin. Ouvert en juin 2022, ce lieu, que franceinfo a pu visiter, a pour mission de panser les blessures invisibles. Il a, à ce jour, accueilli plus de 4 000 combattants.
Il y a encore quelques jours, Valentin combattait vers Klichtchiïvka, près de Bakhmout. Durant des mois, le quinquagénaire a vécu "épaule contre épaule" avec son fils, au sein du même peloton. Lessivé par la vie dans les tranchées, il était à bout. Son état de santé, qui se dégradait, est remonté jusqu'à ses supérieurs. "Mon commandant m'a dit que j'allais avoir un peu de repos. Il a considéré que j'en avais vraiment besoin."
Mais, "à vrai dire, confie cet homme au regard perdu, ce sont tous mes camarades qui auraient besoin d'une pause". Là-bas, plus à l'est, les frappes d'artillerie pilonnent aussi le moral. Les mains tremblantes, le militaire répète : "Les bombardements en permanence… Les bombardements en permanence. Du stress… La mort... Des gars meurent ou sont blessés. Tu parles à quelqu'un le matin, et le soir, il n'est plus là."
"Au début, j'avais peur, mais c'est fini. Là-bas, même la peur a disparu."
Valentin, combattant ukrainienà franceinfo
A l'intérieur du bâtiment, un groupe de parole va débuter. En s'asseyant autour de la table, deux hommes se reconnaissent : ils se sont croisés il y a peu sur le front. L'animateur demande à chacun de parler de son "expérience de la guerre". Les visages sont graves, les regards hagards. "Ces soldats arrivent dans un état profond de dépression. Ils sont tendus, sur le qui-vive, énumère Ihor Prykhodko, à la tête de l'équipe de psychologues et membre de l'Académie militaire de la garde nationale d'Ukraine. Certains ont des difficultés à s'exprimer avec leurs camarades ou leur famille, d'autres ont également des idées suicidaires." Les troubles de la mémoire et de la vision sont, eux aussi, fréquents. Est-ce un réflexe ? Un soldat retire sa sacoche comme une arme en bandoulière. Un claquement de porte et voilà qu'un autre sursaute.
Pour rompre la lassitude et l'usure, les visites des familles sont autorisées. L'occasion de retrouvailles trop rares. "Au fur et à mesure, il est devenu plus renfermé, note Lioudmila, l'épouse de Valentin. Là, il est dans un endroit paisible, dans un autre environnement." Pour les proches aussi, la situation est difficile : "C'est un sentiment d'alerte en permanence. C'est passer son temps à guetter une apparition sur les réseaux sociaux." En outre, avec l'éloignement, les tensions peuvent apparaître.
"Recharger" les soldats, mais pas les "réparer"
Une salle aux fresques désuètes abrite les activités physiques. En blouse bleu ciel, Oleh B., physiothérapeute, installe le matériel pour son cours de gymnastique. "Les gars viennent souvent me voir avec des problèmes de dos, notamment aux lombaires, avec des hernies discales." Le poids des gilets pare-balles et des munitions, explique-t-il, défonce la colonne vertébrale un peu plus tous les jours. "Nous essayons de leur donner des exercices à réaliser lors de leur temps libre ou sur la ligne de front."
Aromathérapie, infusions de sel, jeux de rôle, laser… Tous les moyens sont bons pour ranimer les esprits, y compris la compagnie des chevaux. Ivan, tout habillé de noir, est perché sur sa monture blanche. "Depuis mon arrivée dans le centre, je commence à sourire tous les jours. Ça n'arrivait plus très souvent ces temps-ci."
"Le plus dur, sur le front, c'est de se replier sur soi-même. Ici, il nous arrive même de parler d'autre chose que de la guerre."
Ivan, soldat ukrainienà franceinfo
Un peu plus loin, Dmytro voit des chevaux pour la première fois de sa vie. Une casquette sur la tête, il déambule dans l'écurie, sans être tout à fait là. "Difficile d'expliquer ce que je ressens. J'étais tué moralement." Mobilisé au début de la guerre, il n'a eu droit, depuis, qu'à dix jours de repos. "Comment c'est là-bas ? Désolé, mais je ne peux pas vous le décrire. Je suis épuisé, dans la tête et dans le corps."
Les pensionnaires restent là deux semaines. En si peu de temps, difficile de faire des miracles. Tout juste est-il possible de poser un sparadrap sur des blessures enfouies. "Ils arrivent tous en mode 'batterie faible', détaille Ihor Prykhodko. Notre objectif, c'est de les recharger, pas de les réparer." Au fil des mois, sur le front, "la fatigue s'installe, et une forme de démotivation pointe son nez", analyse le docteur en psychologie, avec le risque d'accroître les séquelles. Surtout sans presque aucune permission ou rotation.
"Il est presque impossible de rester en bonne condition psychologique pendant si longtemps, dans une guerre si difficile."
Ihor Prykhodko, docteur en psychologieà franceinfo
Dans 95% des cas, affirme le spécialiste, cette courte parenthèse permet tout de même d'améliorer la condition physique et psychologique des soldats. Car l'objectif est de les renvoyer sur le champ de bataille, où ils continueront "de remplir leur devoir" et de servir le pays.
A la fin des quinze jours, une commission médicale doit évaluer les dossiers de Valentin et des autres. Sont-ils aptes ou non à reprendre les armes ? Ihor Prykhodko promet que la décision, quelle qu'elle soit, sera respectée par l'armée. "Au début, l'état-major ne nous écoutait pas toujours. Mais maintenant, ils ont compris que c'était dans leur intérêt." Il refuse d'en dire davantage, mais la crainte des suicides sur le front est présente dans les esprits.
Les soldats n'ont pas leur mot à dire. "Si l'un d'eux ne veut pas y retourner ? La décision revient au commandant", coupe Ihor Prykhodko. S'échapper d'ici ? "Mais comment ? Il y a des barrières partout. Et puis bon, chaque soldat connaît le risque encouru." Les cas les plus graves, comme les soldats souffrant d'un syndrome de stress post-traumatique, passent devant une commission de psychiatres, qui peut décider de les envoyer dans un établissement spécialisé.
"Il arrive que ça craque" aussi chez les soignants
Le turnover des soldats est rapide, et, à mesure que la contre-offensive ukrainienne piétine sur le front sud et que les combats se durcissent dans l'est du pays, les rotations pourraient encore s'accélérer. "C'est toujours difficile de les voir repartir", glisse Lioudmila, l'une des psychologues. "On reste en contact et ils peuvent nous joindre quand ils veulent, s'ils en ont besoin. Je leur envoie parfois quelques mots de soutien, quand je vois passer des messages sur des combats en cours."
Parfois, les nouvelles sont mauvaises. Il y a quelques semaines, les soignants ont lu dans le journal qu'un ancien patient venait de mourir au combat. Au sein-même de l'équipe médicale, "il arrive que ça craque", confesse Ihor Prykhodko. "On se parle beaucoup entre nous, on s'entraide, on débriefe, mais c'est dur." Lui-même a des amis qui se battent sur le front en ce moment. Récemment, l'un d'eux lui a envoyé quelques nouvelles par SMS. "Il me disait que ça commençait à être dur. J'ai essayé de l'aider un peu." Lioudmila en sait, elle aussi, quelque chose : son mari, officier, combat quelque part sur la ligne.
Dmytro, lui, ne se fait guère d'illusions pour la suite. Même s'il n'en a plus la force, le soldat sera, comme les autres, renvoyé au front vers mi-septembre. "Vous savez, je ne pense pas que ces deux semaines vont m'aider. C'est trop tard : j'ai déjà passé trop de temps là-bas."
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