Qui est Cyrille, le chef de l'Eglise orthodoxe russe et apôtre de la guerre en Ukraine ?
Le patriarche de Moscou soutient l'invasion militaire russe et défend l'idée d'un monde russe unifié face à un Occident. Mais ce conflit sur le terrain de la spiritualité sème le trouble au sein des paroisses ukrainiennes.
Que Dieu bénisse les soldats russes, tel est son credo. Depuis le début de l'invasion russe, Cyrille apporte un soutien sans faille à l'"opération spéciale" en Ukraine. Calquant ses pas sur ceux du Kremlin, le patriarche de l'Eglise orthodoxe de Russie pourfend les ennemis qui menacent l'unité slave et célèbre la présidence de Vladimir Poutine. Coiffé de son klobouk frappé de trois anges, le chef spirituel à la blanche barbe reprend souvent un vocabulaire apocalyptique et se hasarde régulièrement sur le terrain politique.
Lors de son homélie à la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, le 27 février, Cyrille avait déjà dénoncé les "forces du mal" qui s'opposent à l'unité des peuples orthodoxes russes, ukrainiens et biélorusses. Un discours qui reprend les arguments utilisés par le Kremlin et les nationalistes pour justifier leurs désirs d'annexions régionales. Comme Vladimir Poutine, le patriarche Cyrille fait appel à la grandeur passée slave, d'autant que la ville de Kiev est traditionnellement considérée comme le berceau de l'orthodoxie russe.
Le "prototype de l'homo sovieticus"
De manière générale, sa vision du monde fait écho aux cercles intellectuels les plus intransigeants du pays. Ainsi, "sa théorie du monde russe s’inspire très vaguement de certains philosophes et historiens slavophiles des XIXe et XXe siècles, revisités à la sauce post-moderniste par des personnalités comme le nationaliste Alexandre Douguine [chantre d'une Eurasie impérialiste et slave] ou Alexandre Chtchipkov, adjoint du porte-parole du Patriarcat de Moscou", explique Antoine Nivière, professeur à l'université de Lorraine, spécialiste de l'histoire culturelle et religieuse de la Russie.
Aux yeux du patriarche, le "monde russe" a donc pour adversaire l'Occident, jugé décadent.
"Très marqué par 'Le Choc des civilisations', le livre de l'Américain Samuel Huntington, Cyrille a fait sienne cette vision d'une opposition radicale avec la culture occidentale."
Antoine Nivière, spécialiste de l'histoire religieuse russeà franceinfo
Le 6 mars, dans son sermon (en russe), Cyrille a ainsi fustigé les "parades de la gay pride". Cyrille vante aussi les séparatistes du Donbass, où il existe selon lui "un rejet fondamental des soi-disant valeurs qui sont proposées aujourd’hui par ceux qui prétendent au pouvoir mondial". Et le patriarche de Moscou appelle à prier pour "tous ceux qui combattent" et "versent le sang".
Ces thèmes du "monde russe" et d'un Occident décadent entrent en résonnance avec les desseins politiques de Vladimir Poutine. Ils sont déjà anciens. Cyrille les a simplement remis en avant "à l’occasion de la guerre, comme une justification idéologique à cette 'opération spéciale' visant à maintenir l'Ukraine dans la sphère d'influence russe", poursuit Antoine Nivière. Pour l'historien Antoine Arjakovsky, sa radicalisation progressive est caractéristique du "prototype de l'homo sovieticus", passé de la souffrance à l'orgueil.
Un train de vie bling-bling
Vladimir Mikhaïlovitch Goundiaiev est né en 1946 à Leningrad dans une famille baignée dans la religion, ce qui avait valu à ses parents un passage dans un camp de la Kolyma, pendant la "Grande terreur" stalinienne des années 1930. Après des études de théologie, à 25 ans, le jeune Vladimir intègre la délégation de l'Eglise orthodoxe russe au sein du Conseil œcuménique de Genève (Suisse). Sa biographie officielle, toutefois, omet de préciser qu'il opère également comme agent du KGB, sous le nom de code "Mikhaïlov". Il est alors fréquent que des soutanes cachent l'œil de Moscou.
Le futur Cyrille marchera ensuite sur les pas de son mentor Nicodème, métropolite (équivalent de l'archevêque) de Leningrad. Avec l'aval des services secrets, ce dernier avait pris la tête en 1960 d'un nouveau département des relations ecclésiastiques extérieures de l'Eglise, dont la mission était de prêcher la "bonne parole" à l'étranger. Vladimir Goudiaiev intégrera plus tard ce département avant de devenir à son tour "ministre des Affaires étrangères" de l'Eglise en 1989. Un poste qu'il saura mettre à profit(s).
Après la chute de l'URSS, en effet, Goundaiev tire son épingle du jeu dans une Russie marquée par les troubles politiques, la criminalité et les intrigues. "Cyrille est entré dans le système de l'oligarchie et a mis à profit son influence", commente Jean-François Colosimo, historien spécialiste de la Russie et de l'orthodoxie. Sous sa direction, le patriarcat va notamment bénéficier d'une exemption de taxes sur les importations du tabac et des spiritueux. Le commerce du tabac permet à l'Eglise de tirer 750 millions de dollars de revenus sur la seule année 1996, écrivait Novaïa Gazeta.
"Les milieux conservateurs orthodoxes russes, qui le considéraient toujours comme un libéral, lui ont accolé le surnom de 'métropolite du tabac'", poursuit Antoine Nivière. La presse russe évoque également des velléités commerciales dans le pétrole ou les fruits de mer, toujours démenties par le patriarcat de Moscou. "Le gouvernement d’Eltsine a attribué des prés carrés financiers pour permettre à un certain nombre d’organisations gouvernementales ou paragouvernementales de se financer", résume le chercheur.
"Il n’est pas impossible que de l’argent ait été utilisé à des fins personnelles."
Antoine Nivière, spécialiste de l'histoire religieuse russeà franceinfo
Vacances en mer Noire, chalet en Suisse pour pratiquer le ski... Le patriarche a des goûts de luxe. "Il s'est fait construire une datcha à côté de celle de Vladimir Poutine, non loin du monastère de Valaam, sur une île du lac Ladoga, au nord de Saint-Pétersbourg", précise Antoine Nivière. Dans les années 2010, les deux hommes ont l'habitude de passer deux jours ensemble, à la mi-juillet, signe d'une certaine proximité.
Son train de vie, d'ailleurs, lui vaut parfois des quolibets. En 2009, il s'affiche en compagnie du ministre de la Justice avec une montre Breguet estimée à 30 000 dollars. Un photomontage grossier de l'Eglise fait disparaître le bijou... en omettant de supprimer son reflet sur la table vernie. Rebelote en 2018, avec une Ulysse Nardin à 16 000 dollars.
Pas en odeur de sainteté avec le Kremlin
Son intransigeance est connue de tous. "C'est un homme d'intuition, intelligent, froid et dur", décrit Jean-François Colosimo. "Un prélat aguerri, affable, capable de tenir agréablement la discussion, mais qui en fin diplomate sait ce qu'il veut et ne perd pas de vue ses objectifs", complète Antoine Nivière. Pendant la crise du Covid-19, Cyrille s'est enfermé dans son ermitage doré de la banlieue de Moscou, avec un cercle restreint de conseillers. C'est à travers ce prisme qu'il "voit le monde extérieur et dirige l’Eglise, selon une verticale du pouvoir assez semblable à celle en place au Kremlin".
"Vladimir Poutine a transformé la Russie en camp d'internement surveillé par les services, Cyrille veut faire de l'Eglise une caserne de militants au service du pouvoir."
Jean-François Colosimo, historien spécialiste de la Russieà franceinfo
Le patriarche présente un intérêt pour le pouvoir russe, car il est à la tête de la seule entité qui couvre encore l'intégralité de l'espace soviétique. Ce dont il est tout à fait conscient. "Cyrille possède un sens politique affûté", poursuit Antoine Arjakovsky, car il est passé "à travers le moule de la formation soviétique". Il joue volontiers sa partition pour appuyer la diplomatie du pays, de la Syrie (2011) à l'aéroport de La Havane (2016) en compagnie du pape François, pour la première rencontre entre un patriarche russe et un souverain pontife.
Cyrille, toutefois, n'est pas toujours été en odeur de sainteté auprès du Kremlin. Il entretient une "relation symbiotique mais inégalitaire" avec Vladimir Poutine, analyse Jean-François Colosimo. "Le président russe le méprise, notamment depuis l’affaire des Pussy Riot en 2012", quand le groupe punk avait fait irruption dans la cathédrale Saint-Sauveur pour entonner un chant hostile au patriarche et au président. Une affaire au retentissement international, au grand dam du Kremlin.
Même chose en 2015, quand Cyrille s’entend avec le maire de Saint-Pétersbourg pour obtenir la restitution à l'Eglise de la cathédrale du Saint-Sauveur-sur-le-Sang-Versé, afin de partager les revenus du musée. Quitte à créer un scandale pour quelques billets supplémentaires... "L’affaire avait entraîné pétitions et manifestations, ce qui avait rendu Vladimir Poutine fou furieux", raconte Jean-François Colosimo. Aujourd'hui, la proximité entre les deux hommes est toute relative. "Il y a eu quelques passages télévisés de leurs dernières rencontres... Le patriarche s’est montré très obséquieux", décrit Antoine Nivière.
"Cyrille a abattu ses cartes et veut assumer les conséquences de ses thèses sur le monde russe."
Antoine Arajovsky, historien spécialiste de la Russieà franceinfo
Pour cet apôtre de la guerre, le principal risque est toutefois de trouver une impasse sur le terrain religieux. Sa dérive nationaliste met à mal l'influence de l'Eglise orthodoxe de Russie, à commencer bien sûr en Ukraine, où se trouve un tiers de ses paroisses. Une situation délicate, d'autant que Cyrille doit déjà composer avec la concurrence de l'Eglise orthodoxe d'Ukraine. Cette institution indépendante a été créée en janvier 2019 par un décret du patriarche de Constantinople, Bartholomée, honni par Cyrille.
Une influence à la peine en Ukraine
Reste à Cyrille l'Eglise autonome d'Ukraine, qui dispose de sa propre administration depuis 1990, mais dont les nominations restent suspendues aux décisions du patriarcat de Moscou, avec lequel elle entretient toujours un lien canonique. La guerre a toutefois changé la donne. Alors que le métropolite Onuphre et Cyrille étaient régulièrement en contact pendant la crise du Covid-19, la communication est désormais rompue, souligne la revue Public Orthodoxy (en anglais).
"Considérant l’attitude du patriarche inamicale", une petite moitié des diocèses de l'Eglise autonome d'Ukraine avaient cessé, à la mi-mars, de prononcer le nom de Cyrille lors des célébrations. Une rupture importante. Et selon le recensement d'Antoine Nivière, plus de 400 paroisses (sur un peu plus de 11 000 au total) ont déjà coupé les ponts en rejoignant l'Eglise orthodoxe d'Ukraine. Pire encore : le 27 mai, Onuphre a annoncé la "pleine indépendance" vis-à-vis des autorités spirituelles russes.
"Il est peu probable que l’épiscopat orthodoxe ukrainien retourne dans le giron de Moscou, à moins que le régime du président Zelensky ne s’effondre."
Antoine Nivière, spécialiste d'histoire culturelle et religieuse de la Russieà franceinfo
En réponse, un synode organisé le 7 juin à Moscou a assuré que les diocèses de Crimée annexée étaient désormais placés, à leur demande, sous la direction de l'Eglise orthodoxe de Moscou et de Cyrille. Au passage, le métropolite Hilarion, responsable des affaires ecclésiastiques extérieures, a pris le chemin de Budapest, tout près de Viktor Orban – le seul dirigeant à défendre le patriarche en Union européenne. Sans le veto de la Hongrie, début juin, Cyrille aurait d'ailleurs été le premier responsable religieux à faire l'objet de sanctions européennes.
Les prises de position de Cyrille, plus largement, sèment le trouble sur tout le continent. Jean de Doubna, archevêque des églises orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale, a imploré le patriarche de dénoncer une "guerre monstrueuse et insensée", dans un courrier adressé début mars et resté sans réponse. Si le responsable a exclu sur France Inter de quitter le patriarcat de Moscou, la paroisse Saint-Nicolas de Myre d'Amsterdam (Pays-Bas), elle, a préféré prendre le large.
Alors que son influence est plus que jamais menacée, Cyrille rêve toujours de transformer Moscou en "troisième Rome", avec pour cadre Sergueiev Possad, désignée en 2018 comme centre spirituel de l'orthodoxie. Afin d'en faire l'égale du Vatican, un gigantesque projet immobilier est prévu dans cette ville du nord de la capitale russe, qui abrite déjà l'ensemble architectural du monastère de la Trinité-Saint-Serge.
"Cyrille veut être l’égal du pape et s’en donne les moyens en construisant un Disneyland revu à la mode russe poutienne."
Jean-François Colosimo, historien spécialiste de la Russieà franceinfo
Et le chercheur de conclure : "C'est d'un kitsch complet."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.