: Témoignage La journaliste russe Marina Ovsiannikova à nouveau arrêtée : "Je subis une pression énorme de toutes parts", dit-elle à franceinfo
La journaliste russe qui avait interrompu le journal de la télévision d’État en mars pour dénoncer la guerre en Ukraine a été arrêtée à son domicile, mercredi 10 août à Moscou. Quelques heures avant son arrestation, elle s'était confiée à franceinfo.
La journaliste russe Marina Ovsiannikova a été arrêtée à son domicile, mercredi 10 août à Moscou. Elle avait donné une interview à franceinfo le matin-même, dans laquelle elle réaffirmait son opposition à la guerre menée par le Kremlin en Ukraine. Lundi 8 août, la journaliste a été reconnue coupable d’avoir "discrédité" l’armée russe.
Au début de l’invasion en Ukraine, elle était apparue à la télévision d’État, en plein journal, avec une affiche contre l’offensive en Ukraine.
franceinfo : En tout, vous avez été condamnée à 120 000 roubles (2 000 euros) d’amendes. Les avez-vous payées ?
Marina Ovsiannikova : J'ai dû payer la première amende mais je n'ai pas voulu payer les autres. Malheureusement, selon la loi, si vous ne payez pas dans les trois mois, l'amende est doublée. Je vais tenter de ne pas payer jusqu'au bout car toutes ces amendes servent à financer la guerre.
Savez-vous pourquoi les autorités ont décidé de ne pas vous emprisonner ?
Ce n’est pas stratégique pour eux, le Kremlin ne veut pas attirer l’attention. Il vaut mieux ne pas parler de mon action en direct à la télé. Vous savez, à la suite de mon action, de nombreuses théories du complot sont apparues. Beaucoup de gens, en particulier les Ukrainiens, ont commencé à y croire. Ils pensaient qu’il n'y avait pas d'émission en direct en Russie, que j'ai effectué une mission secrète du FSB, etc. De telles théories du complot poussent très bien sur un terrain fertile. Le Kremlin ne voudrait en aucun cas que les Ukrainiens arrêtent de croire à cette théorie [car elle confirme qu’il n’y a pas de contestation populaire en Russie NDLR]. Les autorités russes préfèrent donc garder le silence sur mon action. Je pense que je ne ferai face à aucune persécution dans un avenir proche pour cette manifestation en direct. C'est un acte tellement controversé de me mettre en prison. Et en plus, c'est assez difficile du point de vue de la loi, car j'ai un enfant qui n'a pas atteint l'âge de 14 ans (NDRL sa fille a 11 ans) et que j’élève seule. Donc, je peux continuer à protester, ils ne voudront pas engager de poursuites pénales contre moi, car c'est très difficile.
Comment les autorités parviennent malgré tout à mettre la pression sur vous ?
Je subis une pression énorme de toutes parts. La pression psychologique, d'abord. Il est facile d'influencer une mère en ciblant ses enfants. Avant mon action en direct à la télé, mon ex-mari et moi, nous entretenions de bonnes relations. Mais après ma protestation, des puissances supérieures sont intervenues, et ont fait pression sur lui, et il m'a immédiatement poursuivie en justice. Il a exigé que nos enfants vivent avec lui.
Deux agents du centre de lutte contre l'extrémisme sont venus pour me faire peur. Ils m'ont mis une grosse pression. Ils voulaient prouver que j'étais un agent de la CIA, que je collaborais avec l'OTAN, etc. C'était une agression très violente. C'est une méthode de pression psychologique utilisée par les services spéciaux. Après ma dernière manifestation – avec une affiche contre le président Poutine – ils ont mis en place une surveillance qui a duré une semaine. Puis, heureusement, ils ont cessé de me suivre.
"Ils ont finalement compris que je n'abandonnerai pas mes convictions, que j'utiliserai encore le mot guerre et considérerai que c'est le crime le plus terrible qui puisse être commis au 21e siècle."
Marina Ovsiannikovaà franceinfo
Vous vous êtes réfugiée en Allemagne pendant trois mois, pourquoi êtes-vous revenue en Russie ?
J'ai réfléchi pendant très longtemps à ce que je devais faire pendant que j'étais en Allemagne. Je ne pensais pas que mon ex-mari me poignarderait dans le dos et je ne m'attendais certainement pas à un procès qui toucherait mes enfants. Et puis j'ai réalisé que si je ne revenais pas, je ne verrai tout simplement plus mes enfants pendant plusieurs années. J'ai donc décidé de retourner en Russie. C'était une bonne décision, malgré ce que je vis maintenant et ces pressions psychologiques sans précédent. Néanmoins, je suis à côté de ma fille, elle est avec moi. Mais mon fils, qui a 18 ans, a décidé de vivre avec son père, il est déjà adulte. Nous communiquons par téléphone.
Pourquoi restez-vous en Russie malgré le risque ?
Je reste en Russie pour mes enfants. De toute façon, je ne peux plus partir avec eux. J'ai essayé de faire un passeport pour ma fille et j'ai reçu un appel du ministère de l'Intérieur. Ils ont dit : nous ne ferons pas de passeport pour votre fille, car votre ex-mari est contre le fait que vous emmeniez votre fille à l'étranger. Jusqu'à ce que nous soyons d'accord sur cette question, je reste malheureusement ici et je ne peux aller nulle part. Mais d'un autre côté, la Russie attend de très grands changements. Et le fait que je sois ici est important. Après tout, chaque voix qui s'élève contre la guerre depuis la Russie est très importante. Lorsqu'une personne, étant à l'intérieur de la Russie, parle contre la guerre, c'est beaucoup plus fort que lorsque vous êtes à l'étranger (jusqu’à 15 ans de prison pour utiliser publiquement le mot de guerre ndlr). Car vous montrez à vos compatriotes qu'il n'y a pas lieu d'avoir peur, qu'il est nécessaire et possible d'en parler, et que tout le monde n'est pas emprisonné. Vous savez, beaucoup de Russes m'écrivent maintenant des remerciements sur les réseaux sociaux, ils disent que mon exemple les a inspirés, ils protestent et parlent aussi maintenant.
Comment vous sentez vous ? Est-ce un sentiment de peur, d'indignation, de colère ?
Je ressens un sentiment d'impuissance. J'essaie de crier au peuple russe d'arrêter la guerre et de ne pas croire à la propagande. Mais les gens en Russie ne réagissent pas, ils sont frustrés, ils ont un regard perdu. Tout le monde essaie de prendre des distances par rapport aux informations liées à la guerre. Les gens essaient d'ignorer ce qui se passe. Peut-être qu'ils veulent ainsi sauver leur état psychologique. Peut-être que les gens sont tellement intimidés par ces procès politiques et ces affaires pénales concernant le "discrédit" de l'armée et les fausses informations sur la guerre qu'ils essaient de ne pas voir l'évidence, ou simplement de garder le silence parce qu’ils ont peur.
Je suis vraiment désolée que les gens aient un tel point de vue, car beaucoup dépend de nous maintenant. Et je crois vraiment que les autorités ne peuvent pas tous nous emprisonner. Si les gens commencent à manifester en masse, le Kremlin aura peur.
"Je n'abandonne en aucun cas, je continuerai à me battre. Il vaut mieux avoir des dizaines d'amendes administratives que de garder le silence dans la situation actuelle."
Marina Ovsiannikovaà franceinfo
Le président français Emmanuel Macron vous a proposé dès le mois de mars une "protection consulaire" qui pourrait aller jusqu’à l’asile. Êtes-vous prête à envisager cette opportunité ?
En fait, j'y ai récemment pensé en souriant. Je pourrais simplement profiter de l'offre de Macron et être tranquillement à Cannes et boire du champagne. Mais, voyez-vous, je ne suis pas ce genre de personne. Mes amis disent tous que si on me proposait d'aller à Cannes ou à Kharkiv en tant que journaliste pour montrer ce qui s'y passe, toutes ces destructions, je choisirais toujours Kharkiv. Parce que je suis contre l'injustice. Et ce désir de montrer l'injustice est si fort en moi que je ne pourrais tout simplement pas rester tranquille et profiter de la vie. Car je n’ai jamais eu peur de me prendre un coup de matraque, en essayant de rétablir la justice. Malheureusement, c'est ma nature. Donc, dans cette situation, il était impossible d'accepter cette offre.
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