: Vidéo "Presque rien n'a changé depuis le Goulag" : Ilia Iachine, opposant du Kremlin, revient sur ses deux ans de détention en Russie
Ilia Iachine est l'une des figures de l'opposition à VladImir Poutine. Condamné à huit ans et demi de prison pour avoir dénoncé, sur sa chaîne YouTube, les crimes de l'armée de russe à Boutcha en Ukraine, l'homme de 41 ans a été libéré le 1er août 2024 dans le cadre d'un échange de prisonniers historique entre la Russie et l'Occident. Alors que la mairie de Paris lui a décerné la "citoyenneté d'honneur", nous l'avons rencontré pour évoquer sa vie en liberté, mais en exil.
Vous avez passé plus de deux ans en prison et vous avez été libéré récemment dans le cadre d’un important échange de prisonniers entre la Russie et l’Occident. Êtes-vous soulagé ?
Ilia Iachine : C'est une question difficile. D'une part, bien sûr, je suis soulagé parce que je ne suis plus en prison. Je peux marcher librement dans la rue, je peux appeler mes parents, je peux rencontrer mes amis, je peux manger normalement. Mais d'un autre côté, il m'est difficile de me dire que de nombreux autres prisonniers politiques sont encore derrière les barreaux et que ces personnes peuvent mourir à tout moment. Je ressens des émotions très difficiles et contradictoires à cause de cela. Même si j’ai été libéré, j'ai été expulsé de chez moi. Vladimir Poutine m'a expulsé de mon pays et m’empêche d'y retourner dans un avenir proche.
Pour quelle(s) raison(s) avez-vous été condamné à 8 ans et demi de prison ?
I.I. : La principale raison, c'est que je suis un adversaire de Vladimir Poutine. Je l'ai critiqué publiquement et je me suis opposé à la guerre. J'ai été emprisonné pour avoir ouvertement parlé des crimes de l'armée russe à Boutcha en Ukraine sur ma chaîne YouTube écoutée par des millions de personnes en Russie. J'ai parlé des crimes de guerre et de la façon dont cette guerre détruit l'avenir de notre pays, de la façon dont cette guerre est contraire aux intérêts nationaux de notre pays. Et pour ça, j'ai été condamné à 8 ans et demi de prison. J'ai été arrêté en juin 2022, quatre mois après le début de la guerre, et envoyé en prison pendant 25 mois.
Comment se sont passés ces 25 mois de détention ?
I.I. : C’est un chapitre très important de ma vie. Je suis passé par différentes prisons et régions russes. Les conditions de détention étaient très dures, j'ai été très surpris de voir de mes propres yeux ce que j'ai lu dans des livres écrits par des dissidents soviétiques, car presque rien n'a changé dans le système pénitentiaire russe depuis le Goulag (l’organisme gérant les camps de travail forcé en Union soviétique, NDLR). J'ai vu un grand nombre de personnes malheureuses qui sont littéralement détruites par la prison. La prison russe n'a pas pour but de socialiser les criminels ou de les remettre sur le chemin d'une vie normale. Le système pénitentiaire russe décompose les gens, supprime leur volonté et les dresse. Au cours de ces deux années, ils ont également essayé de me dresser et de me faire taire, pour me forcer à me soumettre à la volonté des autorités pénitentiaires. C'était un défi de taille pour moi de résister à cette pression. C'est pourquoi j'ai essayé de transformer chaque procès en une manifestation contre la guerre. C'était une période difficile mais très importante de ma vie, qui m'a appris à parler à un large éventail de personnes et à communiquer avec des personnes qui ont souvent des points de vue et des valeurs différentes. Je pense que cette expérience me sera très utile plus tard.
Vous êtes un ami, un proche d'Alexeï Navalny. Vous apprenez sa mort alors que vous êtes tous les deux en prison. Qu’est-ce qui vous traverse l’esprit à ce moment-là ?
I.I. : Quelques mois avant la mort de Navalny en prison, nous nous sommes vus puisqu’il était jugé en prison dans le cadre d'une autre affaire pénale dans laquelle j’étais témoin. J'ai été connecté au procès par liaison vidéo depuis ma prison et pendant cinq à sept minutes, j'ai eu l'occasion de parler à Navalny. C'était quelques mois avant sa mort et c'est la dernière fois que je lui ai parlé, la dernière fois que je l'ai vu vivant. L’un des gardiens de la prison m'a annoncé sa mort et m'a dit qu'il avait lu quelque part que Navalny était mort. Je n'y croyais pas parce qu'il y avait des rumeurs à son sujet. Je ne l'ai donc pas pris au sérieux mais quelques jours plus tard, mon avocat est venu me voir pour me l’annoncer. Cela a été un coup très dur pour moi. Navalny était pour moi plus qu'une simple personnalité politique et publique, c’était un ami proche. Nous nous connaissons depuis plus de 20 ans. Navalny a joué un rôle très important dans ma vie, tout comme Boris Nemtsov, qui a été abattu à Moscou en 2015. Le fait de se rendre compte que Poutine est en train de tuer mes amis les plus proches un par un est très stressant sur le plan psychologique.
Vous êtes désormais réfugié en Allemagne. N'avez-vous pas peur ?
I.I. : Je ne peux pas dire que je n'ai pas peur. Je connais les risques et je sais tous les dangers qui m'entourent. J'étais en prison quand Navalny a été tué et à ce moment-là j'ai compris que je pouvais être le suivant. Je ne suis pas idiot, je suis conscient que ma vie est littéralement entre les mains de Poutine. Seul Vladimir Poutine décide si je vis ou si je meurs. Désormais, je vis essentiellement à Berlin, où Poutine a envoyé Krasikov pour tuer ses adversaires dans le centre de Berlin. Ces risques n'ont pas disparu mais j'essaie de prendre ces risques avec philosophie, car la pire chose qui puisse m'arriver est une vie dominée par la peur. Je ne veux pas devenir paranoïaque, je veux être une personne libre non seulement à l’étranger mais aussi en Russie. Je prends la vie et la mort avec philosophie. Nous allons tous mourir un jour. J’essaie simplement de vivre ma vie d’une manière qui a du sens chaque jour et de faire quelque chose d’utile.
Vous entamez une grande tournée mondiale en Europe. Peut-on poursuivre la lutte à distance ?
I.I. : Je n'ai jamais voulu être un homme politique en exil. Je n'ai malheureusement pas eu le choix. J'ai été expulsé de mon pays et je ne peux pas y retourner prochainement. Par conséquent, j’essaie désormais de solidifier la communauté russe exilée. Il y a beaucoup de monde en Allemagne, en France et dans d'autres pays européens. De nombreuses personnes ont été forcées de quitter la Russie à cause de la politique de Poutine, de la guerre et par crainte de répression. Je pense qu'il est très important de constituer une communauté et d'utiliser l’énergie de ces personnes pour influencer l'opinion publique en Russie et établir des liens entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés. Nous devons dire la vérité, nous devons stimuler la résistance. Dès que j'aurai l'occasion de rentrer en Russie, je le ferai immédiatement. Mes pensées, mon cœur et mon âme, sont tous tournés vers la Russie. Et un jour, je reviendrai.
Vous êtes décoré de la Citoyenneté d’honneur de la Ville de Paris aux côtés du défenseur des droits de l’Homme, Oleg Orlo. Est-ce important pour vous ?
I.I. : Je suis reconnaissant pour cette attention. C’est très important car je ne veux pas que mon pays soit isolé. Je veux que mon pays fasse partie du monde, d'une communauté civilisée, et c'est pourquoi j'apprécie ces signes d'attention et de reconnaissance. Il est important pour moi d'utiliser ce statut pour, entre autres, défendre les intérêts de mes compatriotes à l'étranger et de ceux qui restent en Russie. J'espère que ma voix, non seulement en tant que citoyen russe, mais aussi en tant que citoyen d'honneur de Paris, sera plus forte et mieux entendue.
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