La Chapelle : gaz lacrymo, occupation de caserne et bisbilles politiques... La folle journée des migrants
Contraint de quitter le campement du Bois Dormoy, jeudi, les migrants ont été conduits par des militants d'extrême gauche dans une caserne désaffectée. Ils l'ont évacuée pour des places en centres d'hébergement. Récit d'une journée mouvementée.
Son étui sur le dos, elle s'avance timidement, sous les arbres du Bois Dormoy. L'un des migrants qui occupent ce jardin partagé du 18e arrondissement de Paris depuis trois jours l'invite à jouer. Elle s'installe sur un tabouret posé au milieu des couvertures de survie, des matelas et des couvertures qui jonchent le sol. Puis l'archet commence à frotter les cordes de sa viole de gambe. Les migrants se rapprochent. "Céline Dion, Céline Dion", demandent-ils. Marie-Suzanne, une amie du président de l'association qui gère le lieu, entame My Heart Will go on. Un sourire se dessine sur les visages.
Quelques #migrants s'approchent pour l'écouter #Pajol pic.twitter.com/1a62mRFr3k
— Thomas Baïetto (@ThomasBaietto) 11 Juin 2015
L'après-midi du jeudi 11 juin n'avait pas trop mal commencé pour la centaine de migrants du quartier de La Chapelle, ballottés de campement en campement depuis le 2 juin et l'évacuation des tentes installées sous le métro aérien. Mais les effets de la viole de gambe se sont rapidement dissipés dans la perspective d'un nouveau retour à la rue. La petite association qui gère le jardin partagé n'a pas les moyens de continuer à les héberger. "C'était pour leur permettre de se requinquer, pour rendre service, mais ce n'est pas notre cause", explique Agathe Ferin-Mercury, la secrétaire générale de l'association. La situation sanitaire, avec une seule toilette sèche, risque de se dégrader rapidement.
"Depuis le camp de La Chapelle, c'est de plus en plus dur", confie Mamadou, un Guinéen de 22 ans. Le jeune homme, qui a perdu une valise ces derniers jours, est fatigué de ne pas avoir d'endroit sûr où entreposer ses affaires et dormir. "Si l'Etat ne veut pas nous donner un logement, qu'il nous laisse retourner là-bas, on était tranquilles", ajoute-t-il. En ce début d'après-midi, l'Etat brille par son absence.
"Soit vous avez une solution pour tous, soit c'est rien"
Il faut attendre 17 heures, à quelques minutes du départ prévu du Bois Dormoy, pour qu'une proposition émerge. Cinquante places d'hébergement sont disponibles à Nanterre (Hauts-de-Seine), à 17 kilomètres de là. Après quelques pourparlers, deux élus communistes, Gérald Briant, adjoint au maire du 18e arrondissement et Hugo Touzet, conseiller d'arrondissement, convainquent quelques migrants d'accepter et les exfiltrent discrètement du Bois Dormoy.
Mais un petit groupe de militants d'extrême gauche opposés à ce transfert repèrent le manège. Ils courent jusqu'au bus de police garé porte de La Chapelle et persuadent les migrants de descendre. "C'est irresponsable, ce sont des jours de travail foutu en l'air !" peste Hugo Touzet, après avoir lancé un "franchement, ferme ta gueule !" à l'une des activistes. "Arrêtez de leur laver le cerveau, aux migrants", réplique un membre du groupe. "Soit vous avez une solution pour tout le monde, soit c'est rien", abonde, en anglais, un migrant.
"Ce sont eux qui décident, pas vous"
La même bataille entre, d'un côté, les élus du PCF et des Verts et, de l'autre, les militants du NPA (Nouveau parti anticapitaliste) et d'autres groupes d'extrême gauche se rejoue quelques minutes plus tard. Alors que le cortège descend la rue Marx-Dormoy, ils s'écharpent sur la direction à suivre. Des coups sont échangés. "Ce sont eux [les migrants] qui décident, pas vous !" lance un activiste en agrippant un communiste par le col. Le même invite quelques secondes plus tard des élus à ranger leurs "écharpes de merde".
La situation se débloque lorsqu'un migrant en colère s'empare du mégaphone et grimpe sur les épaules d'un camarade. Le cortège poursuit sa route, les communistes et les Verts ont à nouveau perdu. Dans la foule, les migrants, qui ne parlent pas français pour la majorité d'entre eux, n'ont pas l'air de saisir les batailles politiques à la gauche de la gauche dont ils sont l'objet. Sourires aux lèvres, ils chantent à tue-tête "So, so, solidarité".
Les CRS interviennent
La destination du cortège, celle souhaitée par les militants d'extrême gauche, est la caserne désaffectée du Château-Landon, près de la gare de l'Est. Les migrants et leurs soutiens s'y engouffrent vers 18h30, en chantant et en dansant. Mais les chants cessent rapidement. Au petit trot, un bataillon de CRS remonte la rue Philippe-de-Girard. Ils dégagent l'entrée de la caserne, tenus par des soutiens des migrants, à coups de matraque et de gaz lacrymogènes. Les migrants se renferment à l'intérieur, avec quelques élus, des journalistes et des militants.
Les CRS ont pris la porte de la caserne, les #migrants sont à l'intérieur. Une fille gazée #migrants pic.twitter.com/ydKxztakFl
— Thomas Baïetto (@ThomasBaietto) 11 Juin 2015
C'est le début d'un long et violent face-à-face entre les CRS et les militants qui soutiennent les migrants, restés massés devant la caserne. A l'intérieur, "c'est un peu la confusion, les migrants sont perdus", témoigne Fanny Gaillanne, une élue communiste du 19e. Le préfet de police de Paris fait un premier point presse un peu avant 20h30. "Ce n'est pas un lieu pour accueillir les migrants, les planchers peuvent s'effondrer", estime le préfet de police Bernard Boucault. Il élude la question d'une intervention par la force et évoque des pourparlers.
Dans la caserne, les négociations, menées par le directeur de cabinet de la maire de Paris, Mathias Vicherat, avancent en effet. Mais à l'extérieur, c'est l'usage de la force qui prédomine. Vers 21h30, d'autres migrants parviennent à entrer dans la caserne en passant par les fenêtres du premier étage de l'aile ouest. Les CRS décident alors de repousser la foule pour empêcher la manœuvre.
"J'ai peur pour mon œil"
En infériorité numérique, les CRS jouent rapidement de la matraque et de la bombe lacrymogène. A tel point que les effluves du gaz atteignent les journalistes et le préfet de police, installés 50 mètres derrière leur ligne. Depuis la caserne, des projectiles pleuvent sur les CRS. La foule lance des bouteilles de verre et des pierres. Un policier en civil est durement touché. "J'ai peur pour mon œil, j'ai peur pour mon œil !" lance-t-il à ses collègues qui l'évacuent.
La préfecture de police fera état plus tard dans la soirée de deux blessés, dont un manifestant (ce bilan ne tient pas compte des manifestants blessés qui sont restés de l'autre côté de la ligne d'affrontement). Sur la chaussée jonchée de bris de verre et de morceaux de plâtre, une tache de sang témoigne de la violence des échanges.
Les choses se décantent vers 23 heures. A l'intérieur, les migrants ont accepté la proposition de la mairie, plus consistante que celle de l'après-midi : des places pour 110 personnes dans quatre sites d'hébergement, un à Nanterre (Hauts-de-Seine) et trois dans le centre de Paris. Ils sortent en file indienne pour monter dans deux bus. "Je suis soulagé, mais je n'ai aucune idée de ce qui va se passer après", confie Ali, un Soudanais. "Dormir sous un toit, c'est toujours mieux", résume un autre.
Dans le bus, Mamadou "attend de voir" avant de se réjouir. "On ne sait pas où on va, ni pour combien de temps", explique le jeune Guinéen. Le préfet lui, n'attend pas. "Je me réjouis qu'une solution ait été trouvée pour ces personnes. Elles vont pouvoir rester dans ces centres plusieurs jours, le temps d'un examen approfondi de leur situation", explique-t-il à la presse.
"C'est une victoire pour les migrants. Ils vont être logés, nourris et soignés, estime Emmanuelle Becker, élue PCF du 13e arrondissement. Mais la question des migrants n'est pas résolue ce soir". Elle ne croit pas si bien dire : selon une porte-parole des jeunes écologistes, 30 personnes pour lesquelles la préfecture n'avaient plus de place ont passé la nuit dans un jardin de Paris.
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