Migrants du quai d'Austerlitz : "On pense juste au fait qu'un jour nous aussi, peut-être, on sera heureux"
Situé au pied de la Cité de la mode, sur le quai d'Austerlitz, le camp abrite une centaine de migrants qui vivent sous le regard des touristes et clients du café branché qui le surplombe.
"Ah, la photo du yoga !" Jeudi 9 juillet, devant le camp de migrants situé quai d'Austerlitz, dans le 13e arrondissement de Paris, Jocelyne, 67 ans, commente la photo publiée quatre jours plus tôt sur Twitter par le journaliste Philippe Rochot : on y voit un cours de yoga se dérouler sur la terrasse de la Cité de la mode et du design, juste au-dessus des tentes.
"On en entend parler tous les jours", sourit la militante de la Ligue des droits de l'homme. Repris par Buzzfeed et Le Monde, le cliché a suscité un "buzz" auquel le photographe, ancien grand reporter de France 2, "ne s'attendait pas". Beaucoup d'internautes y voient l'illustration de l'indifférence de notre société face à la misère.
Yoga du dimanche au dessus d'un camp de migrants: Paris 5 juillet, cité de la mode Bercy. pic.twitter.com/Qj8L2b0juI
— Philippe Rochot (@Philrochot) 5 Juillet 2015
Quatre jours après la publication de ce tweet très remarqué, le succès de cette photo n'a rien changé au sort des migrants. Ils sont toujours une centaine à vivre dans des tentes, proprement alignées à dix mètres de la Seine, au pied d'un escalier qui donne directement sur la terrasse du Wanderlust, un bar-restaurant-club abrité par la Cité de la mode, face aux sièges de grandes banques. Au milieu de cet écrin architectural, entre métal vert pomme et plateformes en bois, les Parisiens viennent en nombre pour dîner, boire un verre, danser ou assister à des concerts. Et désormais observer à distance des migrants.
Electro dans les oreilles, urine et mégots sur les tentes
Alors qu'en haut, des employés du bar préparent la fête du soir, en bas, au pied de l'escalier, Ahmid discute avec quatre de ses compatriotes soudanais. "Nous, ce qu'on veut, c'est rester discrets, insiste le quadragénaire, dans un anglais très clair. Que les gens fassent du sport ou s'amusent, c'est leur vie, leur liberté. Ils ne nous parlent pas, nous non plus, c'est très bien, sourit-il. Nous, on pense juste au fait qu'un jour nous aussi, peut-être, on sera heureux."
Après avoir connu la guerre dans son pays, le dur séjour en Libye et la périlleuse traversée de la Méditerranée, Ahmid est arrivé en France fin 2014. En attendant une décision pour sa demande d'asile, il est resté six mois dans le camp de la Chapelle, dans le 18e arrondissement, démantelé début juin. "Ici, c'est plus calme, sauf pour la musique."
A 18 heures pile, comme presque tous les soirs pendant l'été, de la musique électronique commence à s'échapper des grosses enceintes du Wanderlust. Hussein, son jeune voisin, rit jaune. "Ça, c'est un gros problème." Ahmid l'interrompt : "Oui, mais à la Chapelle, c'était pire, on était sous le métro aérien."
Lunettes de soleil, T-shirts branchés, sourire aux lèvres, les clients commencent à occuper les tables à l'étage. Pendant que ses deux jeunes filles scrutent les tentes depuis la terrasse, un père de famille, tendance hipster, sirote un cocktail et bronze au soleil. En bas, des militants associatifs distribuent des vêtements aux migrants, et peinent à s'entendre parler. Ils pestent aussi contre les panneaux de bois qu'une péniche-restaurant, située face au camp, a fait installer sur le quai, pour masquer la vue des migrants à ses clients, selon eux.
Ce ne sont pas les panneaux de bois, le sourire des clients ou la musique qui gênent le plus Ali, un Tunisien sans papiers qui vit dans une de ces tentes depuis un an. "Le problème, ce sont les verres de bière qui se renversent sur nos affaires, ou les types bourrés qui viennent pisser sur les tentes, explique ce quadragénaire au débit de parole effréné. Mais le pire, ce sont les mégots qui tombent de la terrasse. Une couverture, ça prend feu très vite. Mais tu veux faire quoi ? Aller te plaindre ?"
"Tant qu'ils ne volent pas, pas de problème"
Quelle que soit l'heure, les migrants empruntent très rarement l'escalier qui mène à l'étage "trendy". Mickaël, le responsable du restaurant du Wanderlust, confirme qu'il "n'y a aucune tension avec eux". "Mais c'est problématique pour tout le monde, avance-t-il. Pour eux, c'est le bruit, et pour nous... quand vous avez des tentes en bas de votre business... c'est pas bon." Mais le restaurateur refuse d'être taxé d'indifférence : "Je ne leur jette pas la pierre, ils font comme ils peuvent."
Au moment où Jean-Charles et Johad, 23 et 25 ans, prennent place à leur table et découvrent le camp de migrants, là, juste en-dessous, ils ouvrent de grands yeux. "Le contraste est hallucinant, ça fait mal au cœur", réagit le premier. "Je vais peut-être paraître dur, poursuit le second, mais je me dis d'abord que c'est vraiment pas bon pour l'image de Paris et de la France. Rien que pour ça, on devrait les aider." Gabrielle, employée pour l'été dans une banque située en face, n'avait pas remarqué les migrants. Avec une étonnante candeur, elle explique que leur présence ne la "dérange pas" : "Tant qu'ils ne volent pas, pas de problème. S'ils sont bien ici, aucun souci."
Un mois auparavant, le camp d'Austerlitz, réparti sur le quai entre trois sites éloignés de 200 mètres les uns des autres, a failli être entièrement démantelé. L'évacuation très médiatique du camp de la Chapelle, et surtout les incidents de la halle Pajol, ont poussé la mairie à y renoncer. Aujourd'hui, les autorités ont promis qu'il n'y aurait pas d'évacuation avant qu'une solution de relogement ne soit trouvée.
Pris à partie par des militants d'extrême droite
Les menaces pesant sur ces migrants ont fait réagir habitants du quartier et militants. "Tous ensemble, on collecte de la nourriture et des vêtements", explique Nina, membre du PCF du 13e arrondissement, qui sort d'une voiture remplie de duvets. A quelques mètres de là, une bénévole du Réseau éducation sans frontières donne un cours de français à une quinzaine de migrants.
Danièle, sexagénaire qui passe chaque jour sur le quai pour aller au travail, apporte des denrées et du savon. "J'ai honte pour mon pays, parce que c'est de la charité et c'est tout ce qu'on peut faire." La solidarité des résidents du quartier a été utile le 26 juin, jour où des membres de Génération identitaire, un groupuscule d'extrême droite, sont venus sur le quai pour insulter et provoquer les habitants du camp. "Des passants ont spontanément défendu les migrants, se réjouit Jocelyne. Ça nous a donné du baume au cœur."
Ce n'est donc pas l'indifférence pure qui domine sur le quai d'Austerlitz, mais plutôt l'impuissance résignée. "Le pire, ce sera quand les gens se seront habitués aux migrants. Là, on ne les remarquera même plus", prévient Johad, toujours attablé au Wanderlust, une bière fraîche à la main. "C'est comme pour Charlie, abonde son ami Jean-Charles. D'abord, on s'est tous sentis mal, et puis deux jours plus tard, on est vite passé à autre chose."
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